[Tribune] Les petits métiers aux Gabonais : «La mesure pourrait générer des effets contre-productifs»

Le gouvernement gabonais envisage de réserver certaines activités de l’économie informelle aux seuls nationaux. Cette annonce est diversement appréciée. Dans la tribune ci-après, Gaële Dressayre*, juriste contentieux, critique une mesure qui soulève des enjeux juridiques majeurs liés à la légalité, aux droits fondamentaux et à la cohérence institutionnelle. Elle estime que le projet des autorités gabonaises s’expose notamment aux risques de discrimination et de prête-nom, et qu’une telle réforme peut générer des tensions sociales et compromettre l’efficacité économique recherchée.

« En l’absence de moyens humains, de mécanismes de coordination avec les collectivités locales et de dispositifs de suivi, la mesure pourrait demeurer symbolique ou, pire, générer des effets contre-productifs ». © D.R.

Gaële Dressayre, Juriste. © D.R.
Le gouvernement gabonais a récemment exprimé son intention de réserver à ses seuls ressortissants certaines activités de l’économie informelle. Présentée comme une mesure de reconquête sociale et économique, cette décision, encore en attente de son décret d’application, soulève de nombreuses interrogations juridiques. Entre exigence de légalité, respect des droits fondamentaux et mise en cohérence du droit économique, cette réflexion propose une analyse critique de cette orientation normative annoncée.
I. De l’intention politique à la norme en gestation
L’annonce faite le 12 août 2025 par le Conseil des ministres, visant à interdire l’exercice de certaines activités informelles aux étrangers, marque une inflexion forte dans la politique gabonaise. Si l’objectif est de contenir le chômage et de redonner aux nationaux le contrôle d’une économie de subsistance, la transformation d’un choix politique en acte juridique exige rigueur et méthode.
En droit gabonais, toute restriction à une liberté individuelle, qu’il s’agisse de la liberté d’entreprendre ou du droit de travailler, suppose un fondement légal. Le principe de légalité, bien que parfois implicite, se déduit de l’article 1er de la Constitution gabonaise de décembre 2024, qui affirme l’égalité de tous devant la loi et consacre les libertés fondamentales.
Le pouvoir réglementaire, quant à lui, est exercé par le président de la République, conformément à l’article 94 de la même Constitution, lequel prévoit qu’il signe les décrets délibérés en Conseil des ministres. L’organisation administrative du territoire relève de la loi (article 180), et les collectivités locales s’administrent librement dans les conditions fixées par la loi (article 181).
Ainsi, seule l’adoption d’un décret présidentiel, conforme à la Constitution et adopté en Conseil des ministres, serait en mesure de conférer à cette orientation politique une portée normative juridiquement contraignante.
Avant d’évaluer les effets potentiels de cette mesure sur le tissu économique informel, il convient de rappeler que le Gabon dispose déjà d’un arsenal juridique structurant en matière d’emploi étranger dans le secteur formel.
II. L’encadrement de l’emploi étranger dans le secteur formel : une référence structurante.
Le droit positif gabonais encadre déjà strictement l’emploi étranger dans le secteur formel. La loi n° 022/2021 relative à l’emploi en République gabonaise soumet toute embauche d’un travailleur étranger à une autorisation administrative. Cette dernière est conditionnée par l’absence de compétences nationales disponibles, l’application de quotas, ainsi que la mise en œuvre d’un plan de formation visant au transfert de compétences.
Le décret n°0150/PR/MTLCC du 21 mars 2025 est venu renforcer ces exigences en imposant, selon certaines sources, notamment que 80 % du plan de formation soit réalisé pour que l’employeur conserve le droit d’emploi du salarié étranger.
Cette architecture légale, bien que conçue pour le secteur formel, peut servir de grille de lecture pour envisager un encadrement raisonné de l’activité dans l’économie informelle. La logique de préférence nationale y est encadrée, proportionnée et finalisée par un objectif de montée en compétence.
C’est à cette lumière qu’il faut interroger les défis juridiques spécifiques à l’économie informelle, encore largement dépourvue de normes claires et uniformes.
III. L’économie informelle : un territoire normatif à structurer.
Longtemps tolérée, parfois ignorée, l’économie informelle échappe encore aux structures juridiques classiques. Pourtant, intervenir dans ce champ suppose d’abord de le définir avec clarté. À défaut de codification, le législateur ou le pouvoir réglementaire devra éviter toute approche arbitraire dans la désignation des activités concernées.
D’un point de vue juridique, toute restriction fondée sur la nationalité doit être strictement encadrée. L’article 1er de la Constitution gabonaise garantit la liberté d’entreprendre, et l’article 2 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples prohibe toute discrimination fondée notamment sur l’origine nationale. Dès lors, toute mesure d’exclusion professionnelle basée sur la nationalité devra reposer sur un intérêt général avéré, répondre à un objectif légitime, être proportionnée et assortie de garanties procédurales minimales.
Une question singulière émerge alors : quel traitement réserver aux nationaux à double nationalité ?
Le droit gabonais, selon les dispositions du Code de la nationalité, reconnaît la double nationalité (Loi n° 12/98 du 15 juillet 1998), sans en faire un facteur de discrimination interne.
Toutefois, en cas d’application d’une préférence nationale strictement liée à la citoyenneté, ces binationaux devraient bénéficier du même statut que tout citoyen gabonais. Néanmoins, dans la pratique, lorsque l’intéressé entretient des liens manifestes ou dominants avec une autre nationalité, il existe un risque que l’administration en vienne à remettre en cause la présomption de citoyenneté effective. Ce glissement pourrait conduire à une assimilation de ces binationaux à des étrangers de fait, en contradiction avec leur statut juridique de citoyen à part entière.
Par ailleurs, il convient de souligner un risque structurel bien connu dans d’autres États : les dérives de sous-location ou de prête-nom.
Ainsi, comme observé au Maroc, la restriction de certains petits métiers aux seuls Marocains a engendré un phénomène de marchandisation des licences ou d’utilisation de nationaux comme écrans juridiques pour des étrangers. Ces pratiques sapent l’efficacité du dispositif et minent la sincérité du tissu économique local. Il serait judicieux, dès l’origine, de prévoir des mécanismes de contrôle, de vérification de l’effectivité de l’exploitation par le titulaire réel, ainsi qu’un régime de sanctions administratives dissuasif.
Dans le prolongement de cette problématique, un autre enjeu institutionnel mérite d’être soulevé, c’est celui du risque de conflit de compétence avec les collectivités locales.
L’article 181 de la Constitution de 2024 garantit une autonomie réelle aux collectivités territoriales, notamment aux communes urbaines, rurales et aux départements. Ces entités sont administrées par des conseils locaux élus au suffrage universel direct, dirigés par des maires, présidents de conseil départemental ou autres exécutifs locaux, conformément aux dispositions de la loi organique n° 001/2014 relative à la décentralisation.
Dans ce contexte, une décision réglementaire d’interdiction émanant du pouvoir central pourrait se heurter à des résistances, explicites ou passives, de certaines municipalités, particulièrement dans l’exécution effective des contrôles. Il existe donc un risque de dissonance institutionnelle, voire de conflit de compétences, entre l’État central et les élus locaux, surtout si ces derniers estiment que la mesure compromet la paix sociale ou la stabilité économique de leurs circonscriptions.
La cohérence verticale du pouvoir réglementaire et sa légitimité administrative devront donc être anticipées, clarifiées et renforcées, notamment par des circulaires d’application, des concertations interinstitutionnelles, ou des mécanismes incitatifs à l’adhésion locale…
La perspective comparative peut alors nourrir une réflexion plus globale sur les effets, limites et conditions de réussite d’une telle régulation.
IV. Nationaliser l’informel : quels effets concrets ?
Dans d’autres États africains, des logiques similaires ont été mises en œuvre, avec des résultats contrastés.
Au Nigeria, le Local Content Act de 2010 impose une préférence nationale dans le secteur pétrolier. Par ailleurs, le Companies and Allied Matters Act (CAMA), en son article 78, interdit à toute entreprise étrangère d’exercer une activité économique sans incorporation locale, confirmant une volonté de contrôle de l’accès au marché national.
En Afrique du Sud, le projet de loi Gauteng Township Economic Development Bill a tenté de réserver certains métiers informels aux seuls citoyens sud-africains. Bien qu’animée par une volonté de développement local, la mesure a suscité une vive controverse.
Elle a été perçue par certains acteurs comme légitimant une forme de xénophobie économique, alimentant un climat de défiance envers les étrangers, notamment dans les townships. Plusieurs incidents violents ont éclaté, et des critiques ont souligné que l’éviction brutale d’étrangers du secteur informel avait affaibli l’offre de services de base, augmenté les prix, et favorisé des pratiques de dissimulation (prête-noms sud-africains). Cette expérience démontre qu’une telle réforme, sans accompagnement structurel ni encadrement juridique précis, peut engendrer des effets inverses à ceux recherchés : tensions sociales accrues, informalité renforcée et recul de l’État de droit.
À rebours des approches restrictives fondées sur la nationalité, le Rwanda incarne une philosophie juridique d’inclusion économique progressive. La loi de 2018 sur le travail reconnaît et encadre les travailleurs informels, leur ouvrant l’accès à certains mécanismes de protection sociale tels que le programme Ejo Heza (épargne retraite) ou le VUP (soutien économique localisé). Ces dispositifs sont accessibles à tous les résidents, y compris les étrangers, sous réserve de régularité du séjour.
L’efficacité économique d’une préférence nationale dans l’informel reste sujette à débat. Les études empiriques disponibles sont rares, et les effets d’exclusion peuvent aggraver l’illégalité, la précarité ou privilégier une re-segmentation ethnique ou communautaire de l’économie de proximité. Il n’est pas établi que cette mesure générera des créations d’emploi massives ou stabilisées.
L’ambition d’encadrer l’accès aux métiers informels pour renforcer la souveraineté économique, légitime dans une conjoncture sociale éprouvée, ne saurait pour autant faire l’économie des principes de légalité.
Car, là où le politique revendique l’urgence, le juridique rappelle la rigueur. Entre l’intention de reconquête nationale et la réalité normative, se dresse l’exigence de droit, gardienne des libertés fondamentales. Toute nouvelle norme, pour être légitime, doit être rigoureusement encadrée, justifiée et respectueuse des libertés fondamentales.
L’économie informelle est, au Gabon comme ailleurs, un fait social total, au sens durkheimien du terme : elle irrigue les pratiques quotidiennes, structure les solidarités locales, et façonne les trajectoires individuelles bien au-delà des cadres normatifs institués. En ce sens, elle mérite, plus qu’un simple encadrement, une véritable politique juridique, articulée autour des principes d’inclusion, de cohérence et de sécurité normative. Le droit ne doit pas seulement dire qui peut exercer : il doit dire pourquoi, comment et dans quel cadre. Là réside l’enjeu véritable de cette réforme annoncée.
Par ailleurs, membre de la Communauté Économique et Monétaire de l’Afrique Centrale (CEMAC), de l’Union Africaine et de l’espace OHADA, le Gabon s’est engagé à respecter un certain nombre de principes supranationaux, notamment la libre circulation des personnes, la non-discrimination fondée sur la nationalité et l’harmonisation des politiques économiques et sociales. L’Acte additionnel n° 10/13-CEMAC-070-UEAC-CM-33 relatif à la libre établissement des ressortissants de la CEMAC, par exemple, garantit à tout citoyen de l’espace communautaire le droit de s’installer et d’exercer une activité lucrative dans un autre État membre, sans discrimination. Réserver certaines activités économiques, même informelles, aux seuls nationaux gabonais pourrait, en l’état, être interprété comme une atteinte à ces principes. Une telle mesure pourrait être contestée devant les juridictions communautaires, en particulier la Cour de justice de la CEMAC, qui a déjà consacré la primauté du droit communautaire sur les normes nationales contraires. Ce contentieux potentiel pose la question de l’articulation entre la souveraineté normative de l’État et ses engagements régionaux, dans un espace d’intégration juridique encore en construction.
Enfin, une interrogation demeure centrale : quelle capacité réelle de contrôle aura l’État dans l’application effective d’une telle interdiction ?
En l’absence de moyens humains, de mécanismes de coordination avec les collectivités locales et de dispositifs de suivi, la mesure pourrait demeurer symbolique ou, pire, générer des effets contre-productifs en favorisant la dissimulation, la fraude ou les abus de forme. C’est donc à l’épreuve du terrain que se jouera la portée réelle de cette orientation normative.
*Gaële Dressayre, Juriste contentieux.
Tribune parue sur le site Village-justice.com sous le titre « Réflexion sur l’annonce d’une préférence nationale dans l’économie informelle« .

1 Commentaire
Toute chose, toute mesure comporte une part de risques. Si on ne veut prendre aucun risque, l’inaction devant les problèmes reste la solution appropriée. Mais même cette inertie comporte elle-même des risques et des conséquences….donc il faut agir!
Les difficultés se présenteront inévitablement, mais voilà, nous ne sommes plus une Société gabonaise à la recherche de solutions faciles (autrement dit des paresseux!).
Donc nous allons nous adapter face à ces difficultés futures, mais nous devons agir et aller de l’avant. Nous n’avons que trop piaillé, il nous faut désormais passer aux actes concrets.
Patriotiquement Vôtre!