Synthèse camerounaise de Basquiat et Picasso, Joël Mpah Dooh est un artiste des plus frappants en Afrique, du moins pour ce qui est des arts plastiques. Entre peinture, sculpture et installations, il vit à Douala, s’exportant de temps en temps pour des expos et des rencontres. Peintre au parcours atypique, il est engagé dans un noble projet, mêlant résidence artistique et centre culturel et consistant à faire venir le maximum d’amateurs, consommateurs et promoteurs d’art au Cameroun pour leur partager le «dualisme artistique local». Découverte.

Capture de d’écran Google Images, sur les mots clés « Joël Mpah Dooh ». © Gabonreview

 

Si ses œuvres frappent tous les visiteurs de l’hôtel Pullman ou de la galerie Mam à Douala, Joël Mpah Dooh lui-même est rare dans les artères de la deuxième ville du Cameroun. Et pour cause : il habite un petit paradis sur l’une des rives du delta du Wouri, dans le village de Bonendale au nord de la ville. Là, il s’investit, depuis des années, à l’édification d’une résidence artistique qui lui sert également d’atelier. Résolument magnifique, l’endroit a pour écrin le ciel éclatant de lumière et la mangrove luxuriante où dodelinent, dans le courant marin, des pirogues à quai.

Joël Mpah Dooh, une idée du delta du Wouri, où il vit dans le village de Bonendale (Douala) et, «Le maître du jeu», l’une de ses peintures sur tôle. © Gabonreview

Le façonnage de l’artiste ou comment devient-on Joël Mpah Dooh

Se définissant comme un artiste «multimédia», Joël Mpah Dooh, 63 ans, travaille sur plusieurs supports allant de la toile au plexiglass, en passant par la tôle. Il crée donc aussi bien dans la peinture que dans la sculpture. Fort remarquables, ses installations ne laissent pas indifférent, notamment son planisphère humain sur l’esplanade de l’île de Gorée à la Biennale de Dakar ou encore sa motocyclette attelée à la galerie Mam. L’homme cumule 30 ans de métier alors que rien ne le prédisposait à être le plasticien de renom qu’il est aujourd’hui au Cameroun. En effet, après le bac, Joël Mpah Dooh s’est formé dans le droit et est passé par l’école supérieure d’assurances. Parallèlement à son cycle universitaire, l’enfant de Douala a suivi une formation extra universitaire en arts plastiques au Conservatoire municipal des Beaux-Arts d’Amiens (France). «Il faut dire que n’étais pas vraiment destiné à une carrière de plasticien. A l’époque, je pensais devenir collectionneur, ou quelqu’un qui porterait la création artistique. De retour au Cameroun j’ai exercé comme cadre dans une boîte d’assurances», raconte-t-il.

Fort de sa culture et de sa formation en arts plastiques, il commence à créer pour se défaire du train-train du bureau. Puis… il bascule définitivement. «Je me suis aperçu très vite qu’être dans un bureau, c’était barbant», confie Joël Mpah Dooh. Il est guidé, à ses débuts, par une perception classique de l’art, le public camerounais ne comprenant vraiment alors que le figuratif. Il décide pourtant, à un moment, de se faire violence en changeant de cap. Un choc violent s’est produit entretemps : le contact avec travail de ceux qui sont devenus ses «maitres», Jean-Michel Basquiat et Pablo Picasso. Il adore Basquiat pour sa spontanéité et son impertinence tandis qu’il trouve chez Picasso une capacité à synthétiser, très vite, ses informations sur le monde de l’art. «À la découverte de ces deux personnalités, j’ai été comme libéré dans ma manière de faire. Dans mon approche, le plus souvent, j’ironise ; chaque fois que je vois des gens sérieux, je les prends à contre-pied. Tel est mon travail», affirme aujourd’hui le brillant Camerounais. Il a très vite ingéré les principes de ses inspirateurs et s’est créé une facture qu’il expose pour la première fois dans des  hôtels de Douala.

Deux œuvres de l’artiste. © Gabonreview (en haut) et Eksteeninart

Yves Jacques Cabasso, alors directeur du Centre culturel français (aujourd’hui Institut français) de Douala, remarque son travail. Il programme Mpah Dooh sur les cimaises de la structure qu’il dirige, pour 4 mois. «Du coup je suis devenu quelqu’un de connu dans la ville, alors que c’était ma première exposition.» L’artiste trouve inutile de clamer ses racines africaines, comme bien d’autres. Il peint son quotidien, projette ses émotions, sa perception des choses, son environnement immédiat. «Je pense que c’est quelque chose qui a marqué et qui a permis de faire d’autres expositions», se souvient Joël Mpah Dooh. La machine s’emballe, il est à la Biennale de Dakar en 1998, 2000 et 2007, à la Biennale de Johannesburg en Afrique du Sud en 2008 et 2012. Ses œuvres proposent «des personnages filiformes en quête de délivrance, dans des postures de douleur, que l’artiste déclinera en écriture très urbaine, proche du graffiti. (Il) explore la fragilité de la condition humaine et la manière dont nous nous réinventons, lorsque nous évoluons dans la cité. En perpétuelle introspection, Joël est bouillonnant ; l’innovation est son moteur», peut-on lire sur le site de la Fondation Drapper.

De la superstructure naît l’infrastructure

Le rythme des expositions de l’artiste a quelque peu ralenti ces dernières années. «Je ne vais pas vous dire quand aura lieu ma prochaine exposition à Douala. J’en fais assez rarement ces temps-ci. Car j’ai des sollicitations à l’international et c’est très compliqué de répondre présent à tous les rendez-vous», regrette un peu l’artiste multimédia. Lauréat du prix Visa pour la création, sélectionné pour la biennale de Dakar, La Havane ou encore le McColl Center for Art + Innovation au cours de sa carrière, il a décidé de s’engager dans un vaste projet. Il y a que partout où il est allé dans le monde, il est interrogé sur l’état de l’art au Cameroun et sur le cliché de prétendues difficultés pour entrer dans ce pays. «Mon ambition est de faire venir toutes ces personnes dans mon pays, leur faire partager le dualisme artistique local», révèle-t-il. L’homme a sa petite idée en tête, inspirée d’un voyage au Kenya où il avait animé un atelier de peinture et sculpture au Kuona Trust, un lieu de résidence. «Voir beaucoup de jeunes réunis à un endroit, à côté du musée de Nairobi m’a donné l’idée de prendre un endroit au Cameroun, d’y regrouper des artistes et leur donner la possibilité de travailler. Cela permettrait d’attirer dans un espace défini, des gens qui viendraient voir le travail des artistes», explique-t-il.

Le projet infrastructurel s’ancre dans le réel. L’infrastructure est visible. © Gabonreview

En construction, à Douala, et presqu’à terme concernant le gros œuvre, cette infrastructure devait, au départ, se charger du management de ces créateurs, du montage de leurs dossiers, de leur représentation à l’international, de la vente des œuvres, etc.  Joël Mpah Dooh a cependant revu ses plans après l’acquisition de l’espace : «En gros, nous aurons une grande salle d’exposition, des chambres qui reçoivent des artistes, une bibliothèque pour produits dérivés, un restaurant». Le projet s’ancre en tout cas dans le réel. L’infrastructure est visible. Il est pour l’instant question de finir la salle d’exposition et quelques chambres.

Dans ce sens, Mpah Dooh sollicite l’appui du gouvernement camerounais à travers le ministère de la Culture. «L’on a beau avoir une volonté personnelle, l’on ne peut rien sans eux. Par ailleurs, il très souvent compliqué d’aller vers eux, solliciter leur apport dans des projets comme celui que nous menons», reconnait-il. «En réalité, nous n’avons pas tant besoin d’argent, mais que les institutions nous encouragent en faisant leur devoir, notamment en achetant des œuvres. Les sommes récoltées nous permettraient de mener des projets structurants», conclut Joël Mpah Dooh. Avis aux mécènes. Avis aux pouvoirs publics camerounais.

 
GR
 

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