Classé 115e mondial sur 180 pays après avoir perdu 7 places au classement annuel de l’organisation Reporters sans frontières (RSF), le Gabon fait partie des mauvais élèves en termes de respect de la liberté de la presse. Pourtant, le cas du pays n’est pas encore jugé critique selon Arnaud Froger, le responsable du bureau Afrique de RSF, qui invite les autorités gabonaises, dans l’interview ci-après, paru dans l’hebdomadaire L’Aube ce matin, à «aller dans une autre direction». La Haute autorité de la communication est clairement pour lui un organe au service du pouvoir, par ailleurs responsable de la dégringolade de la note du Gabon.     

Arnaud Froger, responsable du bureau Afrique de Reporters sans frontières (RSF). © D.R.

 

Arnaud Froger, le 18 avril dernier, RSF publiait le classement mondial de la liberté de la presse 2019. Pourquoi a-t-il été intitulé «la mécanique de la peur» ?

Arnaud Froger :  Ce que nous pressentions il y a un an lors de la sortie du classement 2018 est malheureusement en train de se concrétiser. La libération d’une haine verbale contre les journalistes, y compris au sein des démocraties, se traduit par des exactions de plus en plus fréquentes et de plus en plus violentes. Les États-Unis, pays du premier amendement où le président Donald Trump insulte et invective régulièrement la presse, quatre journalistes et une employée d’un journal ont été assassinés l’année dernière. Jamais les journalistes américains n’ont eu autant recours à des entreprises privées pour assurer leur sécurité. La haine libère la violence, qui elle-même génère la peur. C’est une mécanique terrible, qui entraîne de l’autocensure. Et l’Afrique n’est pas épargnée. Au Ghana, un journaliste d’investigation a été abattu en pleine rue au début de l’année alors que son équipe faisait l’objet de menaces de mort depuis plusieurs mois après la sortie d’un documentaire sur la corruption dans le football ghanéen. Qui osera mener ce genre d’enquête d’intérêt public dans les mois qui viennent après ce qui est arrivé ?

Entre votre premier classement du mois d’octobre 2002 à celui de 2019, la liberté de la presse – entendue comme droit humain fondamental d’informer et d’être informé – est-elle devenue un comportement en partage sur la planète Terre ou demeure-t-elle toujours en option dans certains pays ?

 Cette édition 2019 illustre plus que jamais l’idée que la liberté de la presse est un combat permanent. Elle n’est jamais acquise de manière définitive –regardez le recul des Etats-Unis ces dernières années ou de la Tanzanie en Afrique- mais il n’y a, à l’inverse, aucune fatalité non plus. A la faveur d’un changement de pouvoir, l’Éthiopie enregistre la plus grosse progression mondiale cette année avec un bond de quarante places. La Gambie, elle, a gagné 51 places en deux ans après le départ de Yahya Jammeh. Plus généralement, la situation demeure préoccupante. L’indice global que nous mesurons ne cesse de se dégrader depuis plusieurs années et le nombre de pays (en blanc ou en jaune sur la carte) dans lesquels l’exercice du journalisme est considéré comme sûr continue à diminuer. Il représente désormais moins d’un quart des 180 pays que nous évaluons.

Depuis plusieurs années, ces pays : la Norvège, la Suède, la Finlande, le Danemark, la Suisse et les Pays-Bas occupent toujours les 5 premières places de votre classement. Y a-t-il une forte corrélation entre la qualité du système éducatif de ces pays et la compétence des dirigeants à promouvoir la liberté de la presse ?

Nous n’avons pas mandat pour mesurer précisément ce lien de cause à effet, mais il est évident qu’à l’heure d’une grande défiance à l’égard des journalistes et des médias professionnels orchestrée par les régimes autoritaires et amplifiée par les réseaux sociaux où prolifèrent des théories du complot et la désinformation, l’éducation de l’ensemble des citoyens et de leurs dirigeants à la défense des libertés publiques et de l’information de qualité produite par des professionnels a un impact positif sur la liberté de la presse.

L’Ethiopie est cité en exemple cette année comme un Etat qui promeut la liberté de la presse alors qu’il était, il n’y a pas longtemps, un cauchemar des journalistes. Un miracle s’est-il produit ?

Plutôt un changement de pouvoir. L’arrivée à la tête du pays du nouveau Premier ministre s’est accompagnée de changements aussi rapides que spectaculaires. Plus un seul journaliste n’est en prison en Ethiopie. Ce n’était plus arrivé depuis plus de dix ans. Des centaines de sites d’informations et de médias interdits ont été à nouveau autorisées. Une ère nouvelle s’est ouverte. Il faudra désormais réformer le cadre législatif très répressif contre les journalistes pour que cette dynamique puisse se reposer sur une base solide qui permette l’exercice d’un journalisme libre et indépendant. Les journalistes devront aussi s’organiser pour que les dérives qui accompagnent l’exercice de ces libertés nouvelles puissent être évitées.

Pourquoi séjournez-vous actuellement en Ethiopie ?

Cette année Addis-Abeba accueille la journée mondiale de la liberté de la presse organisée par l’UNESCO. Ce n’est pas un hasard. Cela vient récompenser les importants efforts réalisés par ce pays pour défendre la liberté de la presse après des années de répression des médias, journalistes et blogueurs. RSF participe à cet événement et entend encourager la dynamique actuellement à l’œuvre. La corne de l’Afrique est l’une des régions du continent où il est le plus difficile d’exercer la profession de journaliste. Si un pays emprunte le bon chemin, il faut l’encourager à devenir un modèle régional pour que les autres puissent s’en inspirer.

La France, pays colonisateur de plusieurs Etats africains est loin d’être un exemple en matière de la liberté de la presse. La situation alarmante dans ce domaine dans ses anciennes colonies n’est-elle pas le fruit de cet héritage ?

La France connaît certains problèmes, notamment de concentration des médias aux mains d’une poignée d’hommes d’affaires dont certains s’ingèrent directement dans la ligne éditoriale de leurs rédactions. Les agressions de journalistes par les manifestants et les forces de l’ordre y ont connu une importante et inquiétante recrudescence ces derniers mois. Mais on ne peut pas y qualifier la situation d’alarmante. La situation des pays anciennement colonisés par la France est très loin d’être uniforme. Il est difficile de comparer celle du Burkina Faso qui se trouve dans la même zone du classement que la France avec celle du Cameroun où les exactions sont très nombreuses et très graves.

Quelle est l’appréciation de RSF par rapport à la liberté de la presse au Gabon ?

L’année 2018 a connu une importante dégradation qui s’explique principalement par une multiplication inquiétante des suspensions arbitraires de journaux. Depuis son entrée en fonction la HAC a procédé à près de deux ans de suspensions cumulées de différents journaux pour des motifs qui visent très souvent à protéger les intérêts du pouvoir en place plutôt qu’à sanctionner de façon légitime des médias qui aurait commis des abus. Des médias ont été suspendus pour avoir évoqué la santé du président, s’être interrogés sur la vacance du pouvoir, sur le rôle joué par la Cour constitutionnelle et même pour des critiques des sanctions à répétition prises par la HAC. Cette structure n’est plus en mesure d’assurer sa mission première qui est de défendre la liberté de la presse. Elle porte une lourde responsabilité dans la dégradation de l’environnement de travail des journalistes gabonais. Sa politique actuelle nuit non seulement à la liberté de la presse mais également à l’image du Gabon qui figure désormais en rouge sur la carte de RSF. Son fonctionnement et sa composition doivent être repensés.

Au-delà du classement du Gabon dans le palmarès 2018 de votre organisme, quels sont les indicateurs précis qui justifient cette dégringolade du Gabon ?

RSF prend en compte sept indicateurs dans l’établissement de la note de chaque pays. L’année dernière, l’indépendance des médias a souffert des ingérences dans la ligne éditoriale des autorités ayant conduit à une grève dans des médias audiovisuels publics. Le pluralisme a été affecté par les suspensions arbitraires à répétition de médias proches de l’opposition. Le cadre légal, et notamment l’ordonnance qui établit l’organe de régulation ne sont pas adaptés en prévoyant un panel de sanctions trop sévères au détriment d’une approche plus graduelle et plus constructive qui viserait à encourager les bonnes pratiques journalistiques.

 De plus en plus de Gabonais évoquent la suppression pure et simple de la Haute autorité de la Communication (HAC). Un outil jugé, par certains d’entre eux, de répressif contre les journaux de l’opposition et incapable « de veiller au strict respect de l’expression de la démocratie et la liberté de la presse sur toute l’étendue du territoire » au Gabon. Ont-ils vraiment tort ?

La présence d’un organe de régulation est souhaitable. Mais il doit pouvoir fonctionner en toute indépendance et dans la défense de la liberté de la presse comme objectif premier. Au-delà des publications régulièrement visées, c’est l’ensemble des médias qui sont affectés. Ceux qui souhaitent aborder certains sujets savent désormais à quoi ils sont exposés. Cette multiplication des sanctions est génératrice d’autocensure. Cela ne devrait évidemment pas être le but recherché. Il y a également un problème d’indépendance. Son président est un ancien conseiller en communication du chef de l’Etat à côté de qui il continue de s’afficher sur ses réseaux sociaux. Lorsque des médias abordent des sujets relatifs à la santé de ce dernier ou sur la vacance du pouvoir ils sont sanctionnés de manière complètement arbitraire. Cette situation n’est pas tenable. Si le président souhaite sincèrement s’engager dans un débat public ouvert dans lequel les médias peuvent exercer leur pouvoir critique sans crainte de représailles, il devra faire en sorte que l’organe de régulation puisse jouer son rôle en toute indépendance, sans apparaître comme un instrument au service du pouvoir.

Selon vous et sur la base des expériences dans d’autres pays, comment faire passer le Gabon d’un Etat qui muselle la liberté de la presse à une société où «informer et être informé» relève d’un simple droit ?

Le Gabon traverse une période tourmentée où les médias ont été parmi les premières victimes des tentatives de contrôler voire d’étouffer le débat public. Certains d’entre eux ont même attendu que des informations sortent dans les médias internationaux avant de les reprendre alors qu’ils étaient en mesure de les publier avant mais ils ne l’ont pas fait par peur d’être sanctionnés sur des sujets sensibles. Il faut sortir de ce schéma qui nuit à la liberté de la presse et à l’ensemble du débat public.

Votre mot de fin ?

Le recul du Gabon en matière de liberté de la presse n’est pas irrémédiable à condition qu’il y ait une volonté politique forte d’aller dans une autre direction. Les changements très rapides qui se sont récemment produits en Gambie en Éthiopie montrent que cela est possible. Cela doit ensuite se matérialiser par des actes concrets comme la mise en place d’un organe de régulation capable de jouer son rôle légitime et en toute indépendance. Cela vaut aussi pour les médias d’Etat dont la mue en véritables médias de service public doit se poursuivre afin qu’ils soient représentatifs de la pluralité des opinions. Les enjeux sont importants, mais ces objectifs sont atteignables. D’autres ont réussi avant et certains sont en train de montrer que ces changements peuvent avoir lieu rapidement.

 
GR
 

6 Commentaires

  1. Serge Makaya dit :

    Malheureusement, nous ne pouvons rien faire tant que ce régime diabolique sera au pouvoir.

    • Moussavou Ibinga Jean dit :

      Serge Makaya. N’est-ce pas vous et vous seul qui avez vu quelqu’un mourir en octobre 2018 ?

      • Serge Makaya dit :

        Moussavou Ibinga Jean, vous ne pouvez pas vous imaginer ce que les services secrets français et gabonais peuvent vous faire croire comme mensonges. Moi, si seulement on m’attrappe, je suis un homme mort. Je cesserai de vous le dire, la France est complice de ces mensonges d’État. C’est elle qui tient les ficelles. Faire croire qu’elle respecte notre indépendance n’est que pure mensonge. Elle se fout éperdument du peuple gabonais. Elle n’en a que FOUTRE des pauvres gabonais. Ce sont ses intérêts qui sont prioritaires. Dans cette page de gabonreview.com, ils y a beaucoup d’espions français qui empruntent des noms gabonais et qui écrivent juste pour chercher à me contredire. Si seulement vous aviez eu à travailler au B2, vous m’auriez compris. Si Laccruche devenait président du Gabon, c’est que la France en a décidé ainsi. Croyez-moi.

        Si la situation perdure, c’est qu’elle ne sait vraiment pas qui mettre pour remplacer BOA DCD depuis octobre dernier. La France n’acceptera JAMAIS de perdre le Gabon. Je suis vraiment triste qu’on ne me croit pas. Pourtant c’est la vérité que je vous dis. A Ntare Nzame. Pitié !!!

  2. natty dread dit :

    voilà qui a le mérite d’être clair et rafraîchissant !!!

  3. Nestor moussavou dit :

    La situation est grave à tous les niveaux. Comment est il possible de laisser la HAC détruire l’image du Gabon sous le regard indifférent des élites de ce pays. Ce n’est pas normal que les organisations se taisent face à cette descente aux enfers collective.

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