De Bertrand Zibi à Noureddin Bongo, en passant par Sylvia Bongo, Brice Laccruche Alihanga ou encore Guy Nzouba-Ndama, ils ont tous un jour été filmés dans les entrailles du système judiciaire gabonais. Qu’il s’agisse d’interpellations, d’auditions, de confrontations ou de procès, la justice gabonaise semble avoir développé une véritable tradition parallèle : celle de se donner en spectacle. Avec la dernière vidéo virale montrant un juge d’instruction en pleine conversation familière avec Noureddin Bongo et son avocate Me Gisèle Eyué Békalé, le ministre de la Justice lance une enquête. Mais cette réaction tardive pourra-t-elle réellement mettre un terme à une pratique aussi enracinée que dérangeante ? Focus sur une tradition bien gabonaise.

Officiellement, le secret de l’instruction. Officieusement, la vidéo comme arme politique. Quand l’appareil judiciaire se met en scène par ceux-là mêmes censés garantir le secret. © GabonReview

 

Mercredi 9 juillet 2025, le ministre de la Justice, Garde des Sceaux, a officiellement saisi le Conseil supérieur de la magistrature ainsi que le bâtonnier de l’Ordre des avocats, réclamant l’ouverture d’enquêtes administratives et déontologiques à la suite d’une vidéo virale. Sur les images, un juge d’instruction s’entretient dans une familiarité déconcertante avec (hors-champ) Noureddin Bongo Valentin et son avocate, Me Gisèle Eyué Békalé. Le ministère dénonce un «manquement grave aux obligations professionnelles».

Mais cette séquence ne tombe pas du ciel. Elle s’inscrit dans une tradition gabonaise désormais bien établie : celle de filmer en toute illégalité, mais en toute régularité, le fonctionnement de l’appareil judiciaire. Depuis près d’une décennie, une justice parallèle s’écrit dans le champ visuel. En marge du droit, en marge du secret de l’instruction, en marge de la déontologie. Loin d’être des actes isolés, ces captations s’inscrivent dans une chronologie continue, traversant les régimes et les affaires, au point de constituer un second langage de la justice gabonaise : l’image.

Une galerie d’archives clandestines : quand la justice se donne en spectacle

Bertrand Zibi Abeghe (2016-2022)

Arrêté dans la foulée de la présidentielle contestée de 2016, l’ancien député PDG alors devenu soutien de Jean Ping n’a pas été filmé lors de son interpellation. Mais des extraits de son procès – malgré l’interdiction des caméras dans les salles d’audience – ont circulé en ligne. D’autres vidéos, tournées après sa libération, témoignent de ses conditions de détention et des violences subies, faisant de lui l’un des premiers opposants à médiatiser sa détention par l’image.

Brice Laccruche Alihanga (2019-2023)

L’un des moments les plus emblématiques de cette culture visuelle demeure les perquisitions spectaculaires dans la maison de celui-ci à Akanda, filmées et postées sur les réseaux sociaux par ceux qui menaient l’enquête, censés être des officiers de police judiciaire. Suivirent la vidéo et les photos de l’arrivée de Laccruche à la prison centrale de Libreville, diffusée dans les jours ayant suivi son arrestation. Escorté, hagard, visiblement sonné, l’ancien directeur de cabinet d’Ali Bongo devient, par cette captation vraisemblablement réalisée par des gendarmes ou des agents pénitentiaires, un symbole de chute spectaculaire. La vidéo participe à sa disqualification publique. Celle de sa libération, en octobre 2023, montrant un homme amaigri de 49 kg, complète ce diptyque visuel de l’humiliation.

Sylvia Bongo Ondimba (2023)

Autre image saisissante : celle de la confrontation de l’ancienne première dame avec Brice Laccruche Alihanga, filmée depuis une salle d’audition et diffusée de façon informelle. La séquence illustre à la fois la tension entre les anciens piliers du régime Bongo et l’extrême perméabilité du secret de l’instruction dans le système judiciaire gabonais. Encore une fois, les photos et la vidéo semblent captées depuis l’intérieur même de l’appareil judiciaire.

Noureddin Bongo Valentin (2023-2025)

Ici, l’innovation technologique marque une rupture. Le fils de Sylvia et d’Ali Bongo affirme avoir lui-même enregistré ses auditions chez le juge d’instruction, nombreux disent à l’aide de lunettes intelligentes dotées de caméras espion. Il s’agit d’un tournant: la mise en image ne vient plus uniquement des forces de sécurité ou de l’administration pénitentiaire, mais des justiciables eux-mêmes. Noureddin revendique cette démarche comme acte de preuve et de dénonciation des pressions militaires sur l’institution judiciaire. Le cabinet de son avocate a été cerné, une polémique enfle, Jean Gaspard Ntoutoume Ayi la vise sans la nommer sur Facebook, et Me Békalé contre-attaque avec l’annonce d’une plainte en diffamation. Le feuilleton judiciaire devient feuilleton médiatique.

Affaire Barro Chambrier – Ondo Ossa (2023)

Autre séquence emblématique : un enregistrement audio de 20 minutes, diffusé par la télévision d’État Gabon Première, censé établir une alliance secrète entre ceux qui étaient alors deux ténors de l’opposition. Les circonstances d’enregistrement sont opaques. La légalité de la diffusion, jamais débattue. Mais là encore, l’essentiel n’est pas la véracité du contenu, mais sa mise en scène publique.

Guy Nzouba-Ndama (2022)

Interpellé à la frontière du Congo Brazzaville avec plusieurs valises remplies d’espèces, l’ancien président de l’Assemblée nationale est filmé par les forces de l’ordre. La vidéo circule aussitôt sur les réseaux sociaux. Elle deviendra plus tard le matériau de fausses informations, démontrant que la captation n’est pas seulement un outil de preuve, mais aussi de manipulation.

Un théâtre judiciaire permanent, une hypocrisie d’État ?

Cette accumulation de cas alimente une chronique silencieuse et pourtant omniprésente : celle d’un appareil judiciaire qui se met en scène, souvent par ceux-là mêmes censés garantir le secret. Comme le souligne la journaliste Laure Patricia Manevy de Sud-version.com : «Au Gabon, les forces de l’ordre ou des agents de l’appareil judiciaire filment eux-mêmes certains faits, certains événements, et ce sont eux qui les mettent ensuite sur les réseaux sociaux.» Elle évoque, à juste titre, les vidéos tournées lors de l’arrestation de Sylvia et Noureddin Bongo, mettant en scène de grosses sommes d’argent, avec le procureur André Patrick Roponat en premier rôle. Elle rappelle également, ces derniers jours, la vidéo de l’arrestation du ‘’réseau’’ Frédéric Haffay – avec son fils Mehdi et leur amie Amélie Duchesne, tous proches de Sylvia Bongo – elle aussi échappée dans le flux numérique… du fait de ceux-là mêmes qui menaient l’opération.

Ces captations révèlent un usage dual : à la fois outil de dissuasion et arme politique. Officiellement, la procédure gabonaise impose le secret de l’enquête et de l’instruction (article 4 du Code de procédure pénale). Officieusement, la vidéo est devenue un canal d’influence parallèle, une forme d’arbitrage par l’image. Et dans ce théâtre judiciaire, il semble que l’autorité ne condamne jamais la caméra… tant que l’image sert ses intérêts.

L’enquête ouverte par le ministère de la Justice vise-t-elle réellement à rétablir une éthique judiciaire ? Ou s’agit-il, une fois encore, de faire un exemple ? Si Me Eyué Békalé est la seule ciblée, malgré les dizaines d’affaires filmées par des mains officielles, l’indignation institutionnelle ne relèvera alors que du camouflage moral. Car au fond, le problème n’est pas que la justice gabonaise soit filmée. Le problème, c’est qu’elle semble aujourd’hui ne plus savoir exister sans caméra.

 
GR
 

0 commentaire

Soyez le premier à commenter.

Poster un commentaire