Alors que l’Union européenne débat du retour des crédits carbone internationaux pour atteindre la neutralité climatique d’ici 2040, le Gabon voit se jouer, à Bruxelles, l’avenir financier de ses forêts – l’un des rares puits de carbone négatifs de la planète. Adrien NKoghe-Mba* décrypte ici l’affrontement entre tenants et détracteurs de ces mécanismes, et appelle Libreville à se préparer dès maintenant à défendre ses intérêts sur le marché mondial du carbone.

«En 2022, le Gabon a émis 90 millions de crédits carbone. Si les règles européennes changent, cette forêt pourrait, à nouveau, devenir un actif stratégique majeur.» © GabonReview

 

Il se passe quelque chose d’important à Bruxelles. Un débat technique pour certains, mais stratégique pour ceux qui savent lire entre les lignes : l’Union européenne doit-elle autoriser à nouveau les crédits carbone internationaux dans son optique d’atteindre la neutralité carbone à l’horizon 2040 ?

Derrière cette question, se cache une bataille entre deux visions de la transition écologique. Et si le Gabon ne fait pas partie de la réunion, il ferait bien de suivre attentivement ce qui s’y joue. Car ce débat pourrait façonner, pour les années à venir, le marché du carbone mondial, dont notre pays espère justement tirer sa part légitime.

Tout a commencé avec la proposition de la Commission européenne, en février 2024, de viser une réduction de 90 % des émissions de gaz à effet de serre d’ici 2040. Un objectif ambitieux, voire radical. Mais rapidement, plusieurs gouvernements — l’Allemagne, la France et d’autres États d’Europe centrale — ont fait savoir que certains secteurs industriels (acier, ciment, chimie) ne pourraient pas suivre sans recours à la compensation carbone.

C’est dans ce contexte que Corinne Lepage, ancienne ministre française de l’Environnement et avocate spécialisée, a déclaré à l’agence Montel en mai 2025 : « Sans les crédits carbone internationaux, on n’y arrivera pas. Il faut être réaliste. » Elle n’est pas seule. Le ministère français de la Transition écologique, par la voix du cabinet de la ministre Agnès Pannier-Runacher, a reconnu que ces crédits seraient « une solution intéressante », car ils permettent aussi de financer la lutte contre le changement climatique dans les pays du Sud.

Traduction ? L’Europe, si elle ne peut pas tout faire chez elle, pourrait chercher à compenser ailleurs — notamment en Afrique, en Amérique latine ou en Asie du Sud-Est.

Et c’est là que le Gabon entre indirectement dans l’équation.

Notre pays est reconnu pour être l’un des rares à être carbone négatif, grâce à ses forêts intactes. En 2022, le Gabon a émis 90 millions de crédits carbone. Si les règles européennes changent, cette forêt pourrait, à nouveau, devenir un actif stratégique majeur.

Mais attention, le débat est loin d’être tranché.

Des ONG comme Carbon Market Watch, par la voix de Sam Van den Plas, s’opposent fermement à ce retour. Elles rappellent que les anciens crédits ont souvent été de mauvaise qualité, peu transparents, et qu’ils ont même fait baisser artificiellement le prix du carbone en Europe lorsqu’ils étaient autorisés. Résultat : les efforts réels de réduction ont été ralentis.

Même au sein des milieux progressistes, des voix comme Pierre Jérémie, chercheur pour le think-tank français Terra Nova, affirment que l’Europe peut atteindre ses objectifs sans crédits étrangers. Il admet que ce serait « plus cher », mais aussi plus juste et plus efficace pour le climat.

Ce clivage est essentiel pour nous.

Car si l’Europe refuse les crédits étrangers, le marché du carbone international risque de rester bloqué, marginal, ou réservé à quelques niches. Si au contraire elle les accepte, sous des règles strictes, alors des pays comme le Gabon pourraient jouer un rôle central, et bénéficier de revenus majeurs pour financer leur développement durable.

C’est pourquoi le Gabon ne peut pas se contenter d’observer. Il doit suivre le débat de près, comprendre les forces en présence, et se préparer à répondre — sur le fond, avec des données solides, une stratégie carbone claire, et une diplomatie environnementale cohérente.

Dans les prochains mois, des décisions clés seront prises au sein du Parlement européen, de la Commission, et lors des négociations climatiques internationales. Et même si nous n’avons pas de siège à ces tables, nous avons tout intérêt à y faire entendre notre voix — à travers des coalitions de pays forestiers, à travers la société civile européenne, ou à travers nos partenaires bilatéraux.

Ce qui se joue en ce moment en Europe, c’est la valeur future de notre nature. Ce n’est pas une affaire européenne. C’est une affaire mondiale. Et nous sommes concernés.

*Directeur général de l’Institut Léon Mba et président de l’association Les Amis de Wawa pour la préservation des forêts du bassin du Congo.

 

 
GR
 

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