Gabon : Anusocratie, “biang akuma’’, franc-maçonnerie, rumeurs sexuelles et pouvoir

Dans un livre titré ‘’Conspiracy Narratives from Postcolonial Africa’’, Rogers Orock et Peter Geschiere déchirent le voile d’un Gabon secret et incandescent. Franc-maçonnerie, homosexualité, enrichissement illicite : leur enquête révèle un théâtre politique où le pouvoir se nourrit de mystique, de corps et d’argent, et où les Bongo eux-mêmes deviennent personnages d’une épopée occulte.

Dans ce Gabon scruté par les co-auteurs Orock et Geschiere, la rumeur devient un instrument de pouvoir, le sexe un vecteur d’ascension et la franc-maçonnerie le fil occulte qui relie richesse, secret et politique. © GabonReview
Publié en 2024 par University of Chicago Press, ce livre de 240 pages signé par l’anthropologue camerounais Rogers Orock (Lafayette College) et le néerlandais Peter Geschiere (Université d’Amsterdam) plonge au cœur des imaginaires complotistes d’Afrique centrale. En historicisant les rumeurs plutôt que de les balayer, ils dévoilent un Gabon où la rumeur est instrument de gouvernement, le sexe vecteur de pouvoir, et la franc-maçonnerie le fil occulte reliant la République à son passé colonial. Chaque page révèle une société où le secret est monnaie politique et où l’intimité devient une arène de lutte pour la légitimité.
Le Gabon, miroir ardent du complot postcolonial
L’«anusocratie», ce néologisme glaçant signifiant «gouvernement de l’anus», sert de clef explicative à la richesse des élites. Importé du Cameroun en 2005, le terme se répand à Libreville avec une rapidité virale : forums, radios, rumeurs de marché l’érigent en arme politique. Accuser un ministre ou un magnat d’être «pédé maçon», c’est le vouer à la disgrâce. L’anus, transfiguré en emblème d’opacité et d’argent sale, devient la métaphore d’un État qui, aux yeux du peuple, s’enrichit par des voies inavouables.
Moment clé de la construction de cette légende urbain : la vidéo de 2009 montrant Ali Bongo intronisé Grand Maître de la Grande Loge du Gabon. Spectacle rarissime, où le président, héritier d’Omar Bongo, affiche une puissance maçonnique que l’on croyait vouée au silence. Pour Orock et Geschiere, ce geste paradoxal – démonstration d’autorité et aveu d’allégeance à la Grande Loge Nationale de France – a transformé le chef de l’État en figure de roman noir : maître d’un rite secret et, simultanément, marionnette néocoloniale. Le Gabon compte près d’un millier d’initiés, un maillage d’influences qui nourrit l’idée d’un pouvoir bicéphale, politique et ésotérique.
Du biang akuma à l’anusocratie : la longue mémoire du désir et de la richesse
Les auteurs exhument les notes de l’ethnographe allemand Günther Tessmann, qui décrivit chez les Fang à la frontière Cameroun-Gabon au début du XXe siècle le «biang akuma», la «médecine de la richesse» transmise, croyait-on, par relations sexuelles entre hommes.
En reliant ce rite précolonial à la panique contemporaine, Orock et Geschiere montrent que l’association entre sexualité masculine et accumulation de richesses plonge dans des strates bien antérieures à la colonisation. De la sorcellerie fang au scandale maçonnique, du fétiche de la prospérité à la politique de la rumeur, le corps masculin devient le réceptacle – et l’arme – de l’économie du pouvoir.
Avec une érudition fulgurante et une plume acérée, ‘’Conspiracy Narratives from Postcolonial Africa’’ transforme le Gabon en laboratoire d’anthropologie politique. Ce livre magistral révèle que, derrière le faste officiel et la continuité dynastique, le véritable drame gabonais se joue dans l’ombre : un entrelacs de secret, de désir et d’or où la rumeur n’est pas simple commérage, mais un acte de résistance et une clé de lecture du pouvoir.

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