.

Alors que la scène internationale semble tourner la page de l’aide fondée sur la vertu pour s’ouvrir aux seules logiques de marché, le Gabon, longtemps érigé en modèle écologique, se retrouve face à un dilemme stratégique. Lors d’un sommet économique à Abidjan, un diplomate américain de haut rang a lancé une formule cinglante – « Trade, not aid » – qui sonne comme un glas pour les nations qui misaient sur leur exemplarité environnementale. Longtemps célébré comme modèle écologique mondial, le Gabon se retrouve ainsi en porte-à-faux dans un monde qui ne récompense plus la conservation mais la rentabilité. Adrien NKoghe-Mba* alerte : si Libreville ne convertit pas son capital vert en moteur économique, elle risque de sortir du champ des investissements mondiaux.

Dans le monde selon Fitrell, la forêt ne sera plus applaudie pour ce qu’elle est. Elle sera financée pour ce qu’elle rapporte. © GabonReview

 

Le 14 mai dernier, à Abidjan (Côte d’Ivoire), le ciel diplomatique africain a changé de teinte. Ce jour-là, Troy Fitrell, un diplomate chevronné du Département d’État américain, a pris la parole, en marge du premier sommet des chambres de commerce américaines d’Afrique de l’Ouest et du Centre et, en une seule phrase, a remis à plat des décennies de politique internationale : « Trade, not aid. » Trois mots. Une claque sèche à la diplomatie de la vertu. Un virage assumé vers une Afrique que l’on veut partenaire économique, pas élève exemplaire.

Le message ne venait pas d’un analyste ou d’un think tank marginal. Il émanait d’un haut représentant du gouvernement américain. Dans le même souffle, Fitrell a annoncé que les États-Unis s’engageaient à soutenir le secteur énergétique ivoirien à hauteur de 5,1 milliards de dollars, dans le cadre d’un effort de mobilisation d’investissements privés et institutionnels. Les modalités précises ne sont pas encore entièrement publiques – notamment le rôle exact que jouera la DFC, la Development Finance Corporation, souvent mobilisée dans ce genre de montage – mais le signal est limpide : les États-Unis misent sur l’Afrique qui produit, pas sur celle qui plaide.

Et c’est là que le Gabon, pourtant modèle écologique, se retrouve en porte-à-faux.

Libreville, depuis plus de vingt ans, s’est taillé une réputation mondiale de bastion environnemental. Sous les regards du monde, le pays a gelé l’expansion de son exploitation forestière, protégé plus de 11 % de son territoire dans des parcs nationaux, et capté l’attention des grands sommets climatiques. À la COP26, à Glasgow, le Gabon fut salué comme l’un des rares pays au monde à absorber plus de CO₂ qu’il n’en émet. Dans un monde hanté par la crise climatique, il était devenu une sorte de conscience verte du continent africain.

Mais voilà que l’Histoire prend une autre direction.

Fitrell, à Abidjan, n’a pas seulement parlé à la Côte d’Ivoire. Il a parlé à toute l’Afrique. Et ce qu’il a dit, en creux, au Gabon, c’est ceci : votre exemplarité ne vous suffit plus. La préservation de la forêt équatoriale, aussi cruciale soit-elle pour la planète, ne constitue plus une base suffisante pour obtenir des flux financiers internationaux. Dans la vision américaine — et de plus en plus, européenne — les aides publiques, perçues comme inefficaces ou politiquement impopulaires, doivent céder la place aux investissements porteurs de retour.

Cette évolution n’est pas conjoncturelle. Elle est structurelle. En Europe, la montée des partis populistes et identitaires, des Pays-Bas à la France en passant par l’Allemagne, fragilise toute tentative de diplomatie climatique altruiste. L’électeur moyen ne veut plus « payer pour des forêts africaines » pendant qu’il peine à chauffer son logement ou à remplir son caddie. La solidarité verte est en train de céder sous le poids des réalités électorales. Même à Bruxelles, l’aide au développement est aujourd’hui discutée en termes de rentabilité, de contrôle migratoire, ou d’influence stratégique, jamais uniquement en vertu morale.

Et dans cette recomposition brutale, le Gabon a tout à perdre s’il ne se repositionne pas rapidement.

Notre pays a encore des cartes à jouer. Mais il ne peut plus se contenter de rappeler ce qu’il a fait pour la planète. Il doit démontrer ce que sa forêt peut faire pour l’économie mondiale. Cela implique une transformation profonde : passer d’un narratif de conservation à un narratif de création de valeur. Cela signifie développer des marchés du carbone crédibles, auditables, sécurisés. Cela signifie aussi faire émerger un tissu industriel vert — autour du bois transformé, de la bioéconomie, de l’écotourisme, de la recherche pharmaceutique — qui permette à la biodiversité de devenir un levier de développement, et non un fardeau à subventionner.

Dans le monde de 2025, être exemplaire ne suffit plus. Il faut être utile. Marchandable. Investissable. Ce n’est pas une injustice, c’est une mutation. Le Gabon peut la subir ou la devancer.

Troy Fitrell n’a pas fait de discours hostile. Il a simplement nommé ce que tout le monde savait mais que peu osaient dire : l’aide conditionnée à la bonne volonté, à la préservation, au mérite, est en train de disparaître. Dans le monde qui vient, il n’y aura plus de rente morale. Il n’y aura que des flux d’investissements, orientés vers les projets capables de parler au langage du marché.

Alors oui, le Gabon est en porte-à-faux. Mais il n’est pas condamné. Il peut se réinventer, et redevenir un modèle — pas seulement de vertu écologique, mais d’intelligence stratégique verte. Il peut être le pays qui prouve qu’environnement et développement ne sont pas des pôles opposés, mais des forces qui, combinées, créent de la valeur, de l’emploi, et de l’influence. Le Gabon a l’expérience, il a les ressources, il a la réputation. Il lui manque peut-être encore une chose : le réflexe de se projeter comme une puissance verte compétitive.

Parce que dans le monde selon Fitrell, la forêt ne sera plus applaudie pour ce qu’elle est. Elle sera financée pour ce qu’elle rapporte.

*Directeur général de l’Institut Léon Mba et président de l’association Les Amis de Wawa pour la préservation des forêts du bassin du Congo.

 

 
GR
 

0 commentaire

Soyez le premier à commenter.

Poster un commentaire