[Tribune] Emmanuel Issoze Ngondet et nous : leçons d’un baptême

Le baptême de l’aéroport de Makokou au nom d’Emmanuel Issoze Ngondet, ancien Premier ministre d’Ali Bongo décédé en 2020, interroge sur les critères qui président aux honneurs posthumes. Au-delà de la polémique, cette décision du président Brice Clotaire Oligui Nguema révèle-t-elle les contours d’un modèle politique à méditer ? Dans cette réflexion, Flavien Enongoué, ancien ambassadeur et maître de conférence de philosophie politique à l’UOB, livre son analyse sur les vertus ayant marqué le parcours de celui qui fut diplomate pendant vingt ans avant d’exercer des responsabilités ministérielles. Entre sens de l’État et leadership vertueux, l’universitaire diplomate dessine les leçons d’un parcours exemplaire dans un paysage politique gabonais en quête de repères.

«La sage décision de baptiser l’aéroport de Makokou de son nom, cinq ans après qu’il nous a quittés à jamais pour l’autre rive, a le grand mérite de tirer, pour les générations actuelles et futures, un double trait d’union entre sens de l’Etat et leadership vertueux […]», dixit Flavien Enongoué. © Montage GabonReview

Flavien Enongoué est un universitaire, diplomate et homme politique gabonais, connu pour son expertise en philosophie politique et son engagement dans la vie publique Gabon. © D.R.
Suffit-il d’avoir été Premier ministre d’Ali Bongo Ondimba pour mériter un tel hommage ? La voix qui m’apostropha ce jour du 20 mars 2025 à Makokou savait que la provocation, bien que sourde, ne resterait pas sans réponse la nuit tombée, quand les tam-tams se seront tus, et que la Chouette de Minerve aura pris son envol.
La triste occasion du douloureux souvenir de son passage prématuré à l’autre rive dans la nuit du 10 au 11 juin 2020, m’offre l’opportunité d’y revenir, en commençant par rappeler un constat d’évidence : Emmanuel Issozè Ngondet aurait été un personnage historique encombrant, on peut être certain que le Président Brice Clotaire Oligui Nguema ne lui aurait pas accordé une place dans les chantiers de sa politique de mémoire, de surcroît à une dizaine de jours d’une campagne électorale qui s’annonçait palpitante et dont il allait être le principal point d’éclairage.
Deux jours seulement auparavant, il avait choisi de rendre hommage à Joseph Redjambet Issani, dont l’aéroport de Port-Gentil porte dorénavant le nom. Comme chacun sait, c’est l’inscription en lettres d’or dans la mémoire officielle de l’un des martyrs de l’accouchement dans la douleur du pluralisme politique, après la longue parenthèse du parti unique (1968 – 1990). À Epassendjè, un des quartiers périphériques de la commune de Makokou, les mots et les choses étaient tout autre : il s’agissait d’inscrire dans le récit national, la mémoire d’un homme – née dans cette localité le 2 avril 1961, pour la remarquable carrière diplomatique qu’il a menée pendant une vingtaine d’années (1988 – 2009) et l’éloquent parcours politique qui n’aura ensuite duré qu’une dizaine (2010 – 2020) ; tant dans l’opinion publique locale comme nationale, ils sont incontestablement marqués du sceau de l’exemplarité. Depuis lors, deux termes me sont venus à l’esprit pour traduire les raisons profondes de ce choix : le sens de l’État et le leadership vertueux.
D’abord le sens de l’État. Pour ce que je sais, il ne le devait pas seulement à l’éducation et la formation de qualité qu’il avait reçues à Makokou, puis à l’étranger – précisément en Roumanie – et enfin à Libreville, au gré des séjours professionnels de son père, Firmin Ngondet, maître d’école et ancien Ministre du Président Léon Mba, dont le portrait moral et politique a trouvé une juste place dans un roman sobrement intitulé : Un Ascète dans la Cour (Paris, Editions L’Harmattan, 2007). Il me semble que le choix du métier de diplomate, au sortir de l’École Nationale d’Administration (ENA) en 1988, et le fait surtout d’avoir fait véritablement carrière y ont énormément contribué. L’histoire retient que, lorsqu’il s’est installé au dernier étage de l’Hôtel des Affaires étrangères, en janvier 2012, après un passage éclair au Budget (2011) et à l’Energie (2009), c’est en montant les marches d’escaliers, une-à-une, et non par l’ascenseur, qu’il y est réellement parvenu : chargé d’études à la Division des Traités et Conventions internationales (1988 -1990), Conseiller Culturel à Yaoundé (1990-1991), Premier Conseiller à Londres (1991-1993), à Ottawa (1993 -1994) et à Bonn (1994-1997), Directeur Amérique (1997-1998), puis Europe (1998-2000), Ambassadeur en Corée du Sud (2000-2006), Représentant permanent du Gabon auprès de l’Union Africaine (2006-2008) et, enfin, des Nations Unies à New York (2008-2010).
Sauf à se laisser distraire par des considérations exogènes, au point d’y perdre son âme, voire son latin, on ne peut pas avoir si longtemps représenté la souveraineté, négocié aux mieux les intérêts de son pays et œuvré à son rayonnent sans être happé par la magie du régalien, donc finalement habité par le sens de l’État.
C’est chez le philosophe allemand G.W.F. Hegel que j’ai trouvé l’explication la plus éclairante de la réalité à laquelle ce terme renvoie. Sous cette expression, il faut en effet entendre l’obligation pour ceux qui sont dépositaires de l’autorité d’assurer les charges administratives en dehors ou compte non tenu des considérations partisanes, parce que libres d’attaches particularisantes négatives ; leurs compétences les destinant à les exercer objectivement. Il s’agit d’exiger des commis de l’État : compétence, probité, dévouement et loyauté. Il suffit d’entendre encore aujourd’hui ses anciens collaborateurs, collègues diplomates ou membres du Gouvernement parler de lui, pour réaliser qu’il cochait presque toutes ces cases dans l’exercice de son office.
La seconde leçon du baptême est plus politique, en cela qu’elle pointe la manière dont la légitimité technocratique est mise à contribution dans la conduite d’un groupe, d’une collectivité. De ce point de vue, comme je l’avais déjà montré dans une tribune précédente en 2022, Emmanuel Issozè Ngondet aura été un modèle pas seulement pour nous qui avons eu le privilège de l’accompagner : modèle d’un leadership vertueux, dans un écosystème politique ogivin où on n’avait plus d’yeux que pour des étoiles filantes, au demeurant rares.
Pour en cerner le sens, il importe au préalable de clarifier la ligne de démarcation politique entre un chef et un leader. Alors que l’obéissance au premier repose quasi-exclusivement sur la légitimité institutionnelle que lui confère l’autorité légale ou statutaire, le leader fait autorité par sa capacité à donner du sens à l’action collective, à la conduire en cherchant inlassablement à fédérer les énergies à cette fin, à construire des ponts plutôt que des murs entre les membres de la collectivité concernée. Dans le cadre limité de cette tribune, je me contenterai de présenter succinctement quelques exigences fondamentales attachées à l’exercice d’un leadership vertueux, en conseillant le lecteur intéressé à parcourir au moins l’ouvrage pionnier d’Alexandre Dianine-Havard sur la question : Le leadership vertueux (Le laurier, 2e éd., 2015).
D’abord, pour donner sens à l’action collective, il faut impérativement qu’elle repose sur des idées claires et fortes, pour le triomphe desquelles on s’emploie à convaincre les membres de la collectivité. Les obstacles rencontrés doivent être tenues pour des opportunités dans la recherche des solutions non pas individuelles mais collectives. C’est pour cette raison que le leader doit avoir un sens aigu de l’organisation, de la créativité et de l’imagination, conjuguer avec fécondité action et réflexion, ou bien, pour emprunter le mot au philosophe Henri Bergson : « Il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action ».
Ensuite, ses capacités d’influence justifie la position particulière qu’il occupe au sein du groupe. Mais on se tromperait à y voir une étoile polaire, dans la mesure où la qualité des relations tout à la fois étroites et distantes avec les membres du groupe participe de sa légitimité, et de l’obéissance qui en résulte, à commencer par celle des différents cercles concentriques qui constituent son entourage. Selon les spécialistes de la question, on juge également un leader à la qualité de son recrutement, qui doit se préserver de l’écueil de la standardisation des profils, au profit de leur diversité, source de l’émulation créatrice qui garantit l’efficacité de l’action collective. En conséquence de quoi, l’exercice du leadership n’est pas de l’ordre du déclaratoire ou de la revendication individuelle : être leader, c’est être perçu comme tel aussi bien au sein qu’en dehors de la collectivité.
D’où il suit, enfin, la nécessité d’établir et de conforter sans cesse une triple relation de confiance réciproque entre le leader, son entourage et la collectivité. Si l’on convient de ce que la confiance, surtout en politique, est plus fragile qu’un œuf de poule, elle reste néanmoins, selon le mot de Georg Simmel, « l’une des forces de synthèse les plus importantes au sein de la société ». Homme de la parole donnée, puisque celle-ci est le levain de la confiance réciproque, le leader doit savoir se montrer, d’après Alexandre Dianine-Havard, magnanime, c’est-à-dire regarder le monde qui l’entoure avec le cœur, et humble dans son ambition de servir et dans sa prise de décision. On comprend aisément pourquoi Emmanuel Issozè Ngondet n’était pas de la race des cochons qui s’évertuent à se déclarer gras.
La sage décision de baptiser l’aéroport de Makokou de son nom, cinq ans après qu’il nous a quittés à jamais pour l’autre rive, a le grand mérite de tirer, pour les générations actuelles et futures, un double trait d’union entre sens de l’Etat et leadership vertueux, et de nous rappeler que la génération spontanée en politique comme dans les autres domaines de la vie publique est un chemin qui ne mène assurément nulle part.
Pr Flavien ENONGOUÉ
Ancien Ambassadeur,
Maître de Conférence de Philosophie politique à l’Université Omar Bongo.

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