Histoire de la folie… à Libreville : ce que Foucault dirait des rues gabonaises

Quand l’espace urbain devient l’asile : lecture foucaldienne d’un scandale gabonais. Ils errent en silence, parfois nus, parfois en guenilles, traversant les grandes artères de Libreville comme des spectres ignorés. Plus de 120 malades mentaux errants recensés en 2024, mais la société gabonaise détourne son regard. En s’appuyant sur les analyses du philosophe Michel Foucault, quelle est la signification profonde de cette exclusion à la fois sociale, institutionnelle et politique.

Au Gabon, la folie n’est pas enfermée : elle est livrée à la rue, à l’oubli, à l’indifférence. Ce que Foucault appelait “Grand Renfermement” y est devenu un Grand Abandon. © GabonReview (Capture d’écran Google Images)
Dans les rues de Libreville, d’Owendo ou d’Akanda, les passants s’habituent à croiser des silhouettes hagardes, parfois nues, désorientées, souvent livrées à elles-mêmes. La scène, bien que choquante, n’émeut plus. Elle s’est installée dans le paysage urbain comme un symptôme devenu banal. Pourtant, la multiplication des malades mentaux errants est un signal alarmant, révélateur de la défaillance d’un système de santé mentale au bord de l’effondrement. Plus de 120 cas recensés en 2024 selon le programme MATSA, et une intervention publique qui, malgré quelques sursauts, reste dramatiquement en deçà de l’urgence.
Depuis 2020, le Centre national de santé mentale de Melen (CNSM), seul établissement psychiatrique du pays, a tenté de répondre à cette crise par des opérations de «ramassage». Ces campagnes aujourd’hui invisibles, aux noms aussi volontaristes qu’illusoires – comme «Zéro malades mentaux dans les rues» – visaient à retirer les patients errants de la voie publique, parfois sous sédation, pour les réintégrer dans un circuit de soins. Mais les limites sont criantes : moins de 150 places disponibles à l’hôpital psychiatrique de Melen, un personnel réduit à peau de chagrin, des ruptures de médicaments fréquentes, et surtout l’absence totale de dispositifs de suivi à long terme.
Histoire de la folie à l’âge post-transition
Le regard du philosophe français Michel Foucault (1926-1984), dans l’ouvrage «Histoire de la folie à l’âge classique», offre une grille de lecture saisissante de cette déplorable situation. Pour Foucault, la société moderne ne soigne pas la folie, elle la gère. En la reléguant. En l’excluant. En la déplaçant dans des espaces «hors du monde». Ce qu’il nomme le «Grand Renfermement» du XVIIe siècle, qui enfermait fous, pauvres et marginaux dans des lieux de contrôle, trouve un écho glaçant dans les rues de Libreville, où les malades mentaux ne sont ni traités, ni intégrés, mais tolérés… à distance.
L’hôpital psychiatrique de Melen ou CNSM n’est plus un lieu de soin, mais un lieu de transit. On y stabilise les crises, quand on le peut, avant de relâcher les individus dans l’espace public. Cette logique de circularité – errance, internement temporaire, rechute – devient un mécanisme de gestion par défaut. Un «asile sans mur», pour reprendre une expression dérivée de Foucault, où le dehors devient la forme contemporaine de l’enfermement.
Mais plus insidieuse encore est la stigmatisation sociale qui entoure ces malades. Le fou gabonais est vu comme une anomalie honteuse, parfois même comme une malédiction. Il n’est ni citoyen, ni malade, mais figure d’un autre monde. Cela renforce la violence symbolique que dénonce Foucault : la déshumanisation de la folie au nom de la normalité.
Que dire alors du silence de l’État ? Malgré la mise en place, il y a quelques années, d’un numéro vert (1324) pour signaler les cas, les moyens font défaut et les réponses tardent. Les familles, souvent démunies, abandonnent les leurs. La communauté regarde ailleurs. Les médias et la société civile, bien que mobilisés, prêchent dans le vide.
À la différence du «Grand Renfermement» décrit par Michel Foucault, qui reposait sur une volonté active d’éradiquer l’anormalité, l’exclusion contemporaine semble être le fruit d’une indifférence structurée. On ne renferme plus le fou : on le laisse dehors. Ce dehors devient sa prison.
Les causes sont multiples : un système de santé mentale calqué sur des modèles occidentaux inadaptés ; une dépendance postcoloniale empêchant l’invention de solutions enracinées dans les réalités culturelles locales ; l’effondrement des solidarités familiales, qui, autrefois, offraient un refuge, même imparfait, au malade.
En définitive, comme le résume si bien Michel Foucault, la manière dont une société traite ses fous en dit long sur sa conception de l’humanité. Au Gabon, la folie reste une zone d’ombre dans laquelle se révèlent les failles d’un État impuissant, d’un système de santé oublié, et d’une conscience collective anesthésiée. Il est temps de sortir la folie de l’invisibilité, non pour la contenir, mais pour l’accompagner. Avec dignité. Avec soin. Avec humanité.

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