Enfant du 20e siècle, jeune adulte du 21e, Kangni Alemdjrodo ou Kagni Alem (en moins long), écrivain Togolais multiprimé et déjà présenté ICI, poursuit son échange avec GabonReview. L’auteur des «Enfants du Brésil» et du «Sandwich de Britney Spears» évoque l’avenir de la littérature africaine, résume certains de ses livres et parle d’une autre de ses passions, la photographie. Au détour de la conversation, il pointe la panne de l’appareil de production du livre en Afrique, avant de prescrire le leg «de nouveaux outils de gouvernance à nos enfants» pour que l’Afrique, «un continent majeur» (…) prenne toute sa place dans le monde».

Kagni Alem à Libreville, début août 2021. © Facebook/kangnialem

 

Gabonreview : Et si on passait en revue certaines de vos œuvres ? Et pour commencer de quoi parle le roman «Esclaves» ?

Kagni Alem : «Esclaves» est consacré à l’histoire des Afro-brésiliens. C’est-à-dire les derniers esclaves qui se sont révoltés aux alentours de 1885 à Salvador de Bahia. Certains parmi eux venaient essentiellement du royaume du Dahomey, du Nigeria, d’une partie du Togo et de la Côte d’Ivoire. Et quand vous revenez aujourd’hui dans cette zone au Togo, un ancien président du Togo, le premier d’ailleurs, Sylvanus Olympio, portait un patronyme descendant d’Afro-Brésilien. Son grand-père avait été un esclave affranchi du Brésil qui est venu s’installer au Ghana d’abord, et ensuite au Dahomey. Lui, il est né au Dahomey. Dans cette fresque sur les Afro-brésiliens, le fil conducteur est Miguel, un jeune maître des rituels, fidèle du roi Adandozan qui a été destitué parce qu’il s’élevait contre l’esclavage. Vendu, Miguel fait l’expérience de la prison, du ventre des bateaux négriers, des champs de canne à sucre du Brésil avant de participer aux grandes révoltes et de revenir sur sa terre natale honorer la mémoire de son roi.

Kangni Alem à la rédaction de Gabonreview (Libreville), le 4 août 2021, en compagnie de l’écrivain et diplomate gabonais Eric Joël Bekale-Etoughet. © Gabonreview

 Tous ces noms sonnent brésilien et vous êtes revenus sur le pays de Pelé avec «Les enfants du Brésil»…

J’ai fait une petite chute à «Esclaves» qui s’appelle Les enfants du Brésil, un roman publié à Lomé où j’essaie d’imaginer comment une Brésilienne moderne ferait si on la ramenait en Afrique. Est-ce qu’elle pourrait vivre en Afrique ? Puisque les Brésiliens passent leur temps à idéaliser l’Afrique. J’essaie donc de voir si c’est possible de supporter l’Afrique. Parce que l’Afrique, parfois, est insupportable et les Brésiliens ne s’en rendent pas compte. Quand tu vas là-bas, ils te parlent d’une Afrique d’où toi tu viens et tu te demandes, franchement, s’ils savent de quoi ils parlent (rires).

Un autre titre de vos livres qui frappe à l’esprit est «Canailles et charlatans».

«Canailles et charlatans» c’est la suite d’un roman qui s’appelait «Cola cola jazz». C’était une allusion au morceau de Duke Ellington intitulé «Togo Brava Suite». Il avait rendu un hommage musical au Togo dans les années 60. Le titre de la chanson a inspiré celui-là.

Revenons à «Cola cola jazz». Pourquoi deux fois le mot cola ?

Deux fois cola parce qu’il y a deux types de cola : la cola blanche et la cola rouge. C’est l’histoire d’une noire et d’une métisse ; de deux sœurs métisses. L’une est la cola blanche et l’autre la cola rouge. Leur partition c’est le Jazz. Les deux racontent l’histoire de leur père et de leur mère.

Et «Le sandwich de Britney Spears» ?

C’est un recueil de nouvelles publié à Lomé en 2019. Le titre fait allusion à la vente aux enchères d’un sandwich à moitié mangé par Britney Spears et récupéré dans une poubelle à Londres par l’un de ses fans avant d’être mis en vente sur le site ebay.com. Alors, j’ai imaginé la situation où une jeune femme, fan de Britney Spears, en Afrique, demande à son grand frère qui vit à Londres de s’inscrire en ligne et de participer aux enchères pour lui acheter le sandwich. Le frère qui vit à Londres se demande : «est-ce qu’une Africaine, une petite sœur en Afrique sait ce que fait son grand frère à Londres ? Mais je ne connais même pas Britney Spears». C’est dire que parfois en Afrique, nous nous préoccupons des choses mondaines alors que la diaspora est dans la survie. Tu peux vivre à côté de la maison de Britney Spears à Londres sans savoir que tu vis à côté de la maison de Britney Spears. Mais il y a des gens en Afrique qui savent tout de la vie des stars occidentaux. C’est un peu ce fantasme-là que raconte Le Sandwich de Britney Spears.

© Gabonreview

Vous avez aussi co-signé des livres de photographie

C’est mon côté littérature comparée parce que ma vraie spécialité c’est de faire le lien entre la littérature et les arts visuels. Je suis un collectionneur d’art plastique et de photographie. J’enseigne toujours à mes étudiants comment on compare les œuvres visuelles avec les œuvres écrites et je suis devenu un peu commissaire d’art au fil des ans. J’ai dirigé une grande exposition qui s’appelle Le Togo des Rois, à l’ouverture d’un centre d’art à Lomé qui s’appelait le palais de Lomé. J’ai écrit des livres avec des amis photographes où j’ai commenté leurs photos de façon artistique et je travaille énormément avec beaucoup de plasticiens togolais. J’avais travaillé avec un photographe Français qui s’appelle Bernard Brisé. On a fait un livre sur les albinos et un autre sur comment on peut faire apparaître, dans la photographie, les scarifications claniques qui sont en train de disparaître. C’est une réflexion sur l’impermanence du rituel. Avant, on pouvait reconnaitre les gens, leur clan, à travers leur visages grâce aux scarifications. Aujourd’hui aucun clan n’a de scarifications. Mais l’art peu ramener cela et en faire un objet de réflexion.

Quel panorama dresser aujourd’hui de la littérature africaine en général ?

J’ai tendance à dire, ces derniers temps, que notre génération a été peut-être la dernière à mettre en avant la littérature Africaine en occident. Et qu’il est temps que la littérature africaine revienne en Afrique. Parce que nous avons perdu tous nos lecteurs Africains. La tradition littéraire occidentale n’est pas la nôtre. La littérature est devenue un objet trop lointain pour les Africains. Alain Mabanckou c’est une belle réussite de notre génération. Vraiment, une très belle réussite. Mais je ne suis pas certain que lui-même est fier du très peu de lecteurs qu’il a dans son pays le Congo. Autant, il est célébré en France, autant au Congo beaucoup de gens ne le connaissent pas.

Nous avons tous le même problème. Mais, il faut aussi reconnaitre que l’appareil de production du livre en Afrique est en panne. Si on doit ramener la littérature en Afrique, il faut tout repenser. Il nous faut de nouvelles maisons d’édition avec le soutien des Etats. Parce que la littérature coûte chère et la production des livres coûte chère. Pas arriver à harmoniser le prix du livre, mais faire en sorte que le prix du livre soit subventionné parce que quand tu vends un livre au-delà 5000 francs CFA à Lomé, les gens râlent. Les nouveaux lecteurs sont à créer avec les nouveaux appareils de productions que nous devons mettre en place. Le Maghreb, avec l’Algérie, l’avait réussi à une période où l’Etat subventionnait énormément les éditeurs. En Algérie, tu as des livres qui coûtent à peine l’équivalent de deux mille francs CFA. Sans la subvention de l’Etat, on ne peut pas. C’est la nouvelle frontière, le nouvel enjeu pour la littérature africaine. Elle doit retrouver de nouveaux lecteurs et construire une véritable industrie du livre. Les jeunes auteurs africains, aujourd’hui, n’auront pas forcément la chance que nous avons eue.

Vos précurseurs n’ont pas eu, non plus, de lecteurs. C’est l’école africaine qui faire découvrir Bernard Dadié aux élèves…

Oui, l’école est l’un des vecteurs de l’enseignement de la littérature. Mais, tous les auteurs ne peuvent pas être mis au programme. Si tu as, je rêve, deux cents auteurs connus au Gabon et si on veut mettre tout le monde au programme, on va saturer le programme.

S’il y a un message fondamental que vous aimeriez passer à la postérité. Lequel serait-il ?

Waouh! Le seul message que j’aimerais partager ce sont mes propres interrogations sur les difficultés à hésiter à créer quoique ce soit sur notre continent. Chaque fois, je pense à la phrase d’Aimé Césaire: «l’heure de nous-même a sonné» et je souris en disant «ah, le poète a rêvé, mais je ne suis pas certain que notre heure a sonné». Mais, il faut encore peut-être espérer que l’heure de l’Afrique finira par sonner. Parce que c’est très important que ce continent prenne toute sa place dans le monde. C’est un continent majeur, mais notre point faible reste encore comment construire l’avenir. On est trop dans les schémas du passé. Il faut construire l’avenir. Léguer de nouveaux outils de gouvernance à nos enfants.

 
GR
 

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