«On évite de mourir, on essaie de survivre». Jocelyne Halajko, gérante de l’hôtel Nomad de Libreville et présidente du Club Tourisme de Libreville (CTL), schématise ainsi la situation du secteur touristique (hôtellerie, restauration, bars et night-clubs) dans le contexte contraignant de la Covid-19 au Gabon. Dans l’interview ci-après, accordéé le 12 septembre à Gabonreview, elle déplore un «domaine sinistré» avec 90% de pertes, plus de 120 entreprises qui vont mettre la clé sous le paillasson. Rappelant que «les opérateurs du tourisme n’ont reçu aucune subvention de l’Etat», elle clame, au nom de tous les acteurs du secteur : «Laissez-nous travailler, laissez-nous rouvrir nos établissement dans le respect des gestes barrières».

Réunion du Club tourisme de Libreville, le 11 septembre 2020. © Gabonreview

 

Gabonreview : Le Club tourisme de Libreville (CTL) s’est fait remarquer au ministère du tourisme, notamment dans la défense des intérêts des opérateurs privés du secteur du tourisme au Gabon. Quel en est sa brève présentation ?

Jocelyne Halajko, présidente du Club tourisme de Libreville. © D.R.

Jocelyne Halajko, présidente du CTL : Le Club tourisme de Libreville est une association qui regroupe une cinquantaine d’opérateurs privés du secteur du tourisme, des grandes enseignes comme de petits opérateurs, mais tous concernés par le tourisme. Ça va de l’aéroport de Libreville (ADL), du Radisson Blu, des centres de loisir comme le Beach Club, des restaurants, des agences de voyages, des compagnies aériennes (Air France, Royal Air Maroc…). Toutes ces entreprises sont au sein de notre club pour qu’on puisse, ensemble, avancer dans le tourisme.

Le CTL est monté au front, notamment au niveau de votre tutelle gouvernementale, pour mettre sur la table la situation d’un secteur battant de l’aile du fait des restrictions liées à la gestion du nouveau Coronavirus. Quel en est donc le tableau réel aujourd’hui ?

La situation est grave parce que depuis le mois de mars, nos établissements sont fermés. Le mot d’ordre aujourd’hui reste qu’il faut continuer à payer nos employés et nos charges. Mais si on ne fait pas de recette, ce ne sera pas possible. Les frontières sont fermées. On n’accorde pas de visas. Or, les hôtels marchent avec les clients venus de l’étranger. Je ne vois pas quel est le Gabonais qui va aller à l’hôtel à Libreville ! On peut penser au tourisme local, national, lorsque je vais aller dormir à Lambaréné ou à Tchibanga mais je ne parle pas de cela. Ça reste encore minoritaire. Nos clients, ce sont les hommes d’affaire qui viennent de l’étranger, ce sont les consultants pour les banques, les assurances… S’ils ne peuvent pas venir au Gabon, nous n’avons pas de clients à l’hôtel, au niveau hébergement.

Après, je pourrai compter sur la clientèle locale pour ce qui est de la restauration. Mais, qui va aller manger au restaurant et rentrer chez lui avant 20 heures ? Il faut que tous nos personnels soient débauchés à 18 voire 18 h 30 maximum, le temps qu’ils rentrent chez eux. Cela limite énormément notre champ d’action. Avec le couvre-feu à 20 heures, ce n’est simplement pas possible d’exploiter certaines structures. Alors, on travaille un petit peu sur les terrasses parce qu’aujourd’hui, on n’a que le droit d’exploiter les espaces ouverts.

Ce qu’on demande donc en priorité, c’est de nous permette de travailler dans les espaces clos. Monsieur le ministre a mis en place, depuis sa nomination, des tas de choses. Il s’est entretenu, dans un premier temps, avec les opérateurs pour faire un bilan du secteur. Il a bien compris que la priorité est qu’on commence à travailler. Tout de suite, il a mis en place le protocole sanitaire. Il a fait des vérifications pour voir si cela était bien mis en place avec des contrôles. Cela a été validé par le Copil. Aujourd’hui, on attend véritablement, à ce niveau-là, que les autorités supérieures nous donnent le feu vert.

Quel est le manque à gagner dans ce secteur d’activités ?

Énorme ! 90% de pertes. C’est énorme ! On vivote avec de petites choses. Comment voulez-vous parler de manque à gagner pour un restaurant comme par exemple Lokua ? Le Lokua c’est un restaurant, bar de nuit, qui n’a ni terrasse ni salle de réception. C’est un bar-restaurant fermé. Admettons qu’ils puissent recevoir 40 personnes. Avec le Covid-19, il ne pourra recevoir que 20. Laissez-lui donc l’autorisation de n’en recevoir que 20. Au moins avec 20, il va pouvoir tourner un peu, faire revenir son personnel qui n’a pas travaillé depuis le mois de mars. Je vous prends un autre exemple : l’hôtel Adagio en centre-ville. C’est un petit hôtel qui n’a pas de restaurant, de terrasse, de salles de séminaire, qui est simplement un hôtel qui ne travaille que grâce à la vente de ses chambres. Il travaille avec les assurances, les banques du centre-ville. Il n’y a pas de consultants, il n’y a pas de techniciens qui viennent, il n’y a pas de visas accordés. Pour lui, couvre-feu ou pas couvre-feu, ça ne change rien tant qu’il n’y a pas d’ouverture des frontières.

C’est vraiment un domaine sinistré. On a puisé, tous, dans nos ressources personnelles pour essayer de maintenir nos outils de travail. Mais ces ressources sont limitées. En plus de cela, on ne comprend pas. Des tas d’endroits sont ouverts. On se demande c’est quoi ce mode d’emploi à deux vitesses. Nous, les bons élèves, on est en façade, on nous demande de ne pas ouvrir, on n’ouvre pas. Restez fermés, on reste fermés. On va vous contrôler, on attend le contrôle. On est contrôlés, on est contents, mais on n’a toujours pas d’autorisation d’ouvrir alors que dans les quartiers, c’est banzaï quoi ! Tout est ouvert, tout le monde travaille.

On assiste en ce moment à des schémas ahurissants où il y a des opérateurs qui sont aux normes, qui paient leurs impôts, qui paient leurs employés et leurs charges. Ils sont au club CTL. Ils sont fermés, parce qu’aujourd’hui, le mot d’ordre c’est : fermez. Les établissements clos n’ont pas encore le droit d’ouvrir. Voilà des opérateurs qui voient leurs personnels fuir pour aller travailler dans des établissements qui sont ouverts en ce moment. C’est vraiment le monde à l’envers.

Pour revenir au manque à gagner. Il y a le manque à gagner des entreprises et il y a l’humain. Si vous me parlez du manque à gagner des entreprises, on est à 90% de perte. Si vous me parlez de l’humain, depuis le début de la crise sanitaire, on estime à environ 6.000 personnes en congé technique, 3700 personnes en fin de contrat (CDD et CDI qui n’ont pas été renouvelés) et à mon avis plus de 120 entreprises qui vont mettre la clé sous le paillasson si jamais, il n’y a pas une relance ou un accompagnement. Il faut être conscient que, uniquement dans le Grand Libreville, le secteur du tourisme représente à peu près 20.000 emplois directs. On va multiplier ce chiffre par deux, parce qu’il y a aussi les emplois indirects. C’est un secteur qui emploie énormément de petits sous-traitants comme les fournisseurs de légumes, de poissons etc. Il y a les petits contrats qu’on a avec les espaces verts… Tous ceux-là sont morts avec nous. Ils ne sont pas comptés statistiquement, mais ils existent. C’est dommage, parce que le tourisme pourrait être un véritable pilier de l’économie du Gabon. Ça pourrait être un créateur d’emplois énorme avec des retombées sur les collectivités locales dans tout le pays.

Le Club tourisme de Libreville. © Gabonreview

L’Etat a annoncé avoir mis en place un certain nombre de mesures. Par exemple une allocation chômage technique (50 à 70% du salaire brut mensuel de chaque salarié), la baisse de 50% des patentes et de l’impôt synthétique etc. Vous avez rencontré le ministre du Tourisme. Qu’en est-il ? Peut-on aujourd’hui envisager une sortie de crise ?

La seule sortie de crise qu’on peut envisager, c’est de recommencer à respirer, à travailler. Parce qu’aujourd’hui, on est en pleine asphyxie. Je tiens à préciser que les opérateurs du tourisme n’ont reçu aucune subvention de l’État pour les aider à survivre, mais le mot d’ordre reste inchangé : pas de chômage. C’est vicieux. On n’en peut plus.

Il est vrai que le nouveau ministre du tourisme est en communication permanente avec les opérateurs, il déploie des efforts énormes pour les accompagner, mais nous savons que la décision finale ne lui revient pas. Il est bien conscient que tout le secteur est à l’agonie, que les opérateurs ne peuvent plus tenir sans l’ouverture de leur établissement. Mais, moi je ne peux pas imaginer de parler de relance économique du Gabon grâce au tourisme. De quelle relance vous me parlez ? Si c’est sur des cadavres ce n’est pas la peine.

Comment faites-vous justement pour résister à cette crise ?

Comme je l’ai dit, chacun a essayé de puiser dans ses fonds personnels pour pouvoir maintenir son outil de travail. Mais nos caisses personnelles ne sont pas inépuisables. Et ce n’est pas normal. On ne peut pas se substituer à l’Etat. A partir du moment où on ne génère pas de recettes et que l’Etat nous a dit de ne pas travailler, mais de continuer à payer les employés, ce n’est pas possible. Surtout quand on entend que l’Etat a mis à la disposition des entreprises un fonds de 225 milliards de francs CFA et qu’il n’a toujours pas été distribué parce que, pas assez souple dans les conditions. Et qu’il n’y a que deux entreprises, au niveau national, qui y ont eu droit car éligibles aux conditions drastiques

Avez-vous essayé d’entrer en possession de cet accompagnement, de ce fonds ?

Beaucoup d’opérateurs ont essayé de faire les demandes auprès de leur banque pour être accompagnés, mais les conditions d’obtention étaient impossibles. Cela veut dire qu’il fallait être complètement à jour de toutes ses quittances : impôts, CNSS, charges sociales etc. Ce n’était simplement pas possible. Parce que si on demande un accompagnement c’est qu’on est en souffrance. Je pense que suite au séminaire interne qu’on a eu au ministère avec ces différents organismes fiscaux et parafiscaux, j’ai senti qu’il y avait une certaine flexibilité de leur part et qu’ils seraient ouverts à des discussions quand on va leur présenter notre dossier. Mais, ce n’est pas gagné. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est de s’alimenter véritablement en cash pour pouvoir reprendre un peu de souffle parce qu’on n’en peut plus. On doit, tous, des sommes énormes à tout le monde, à la SEEG, etc. Comment va-t-on faire pour rattraper notre retard si on n’a pas une véritable aide de la part de l’Etat ?

S’il vous était demandé de lancer un message au gouvernement pour une amélioration de la situation, que direz-vous ?

Lorsqu’on parle du tourisme au Gabon, on sourit ou au mieux on pense aux 13 parcs nationaux. En aucun cas, on ne pense pas aux hôtels, restaurants, bars, boites de nuit, guides, transporteurs ou agences de voyage. Et pourtant les chiffres sont là. Plus de 40000 personnes sont impactées sur le seul Grand Libreville. Il faut donc arrêter de diaboliser le secteur du tourisme en disant que c’est risqué pour la propagation du virus de rouvrir les salles fermées des restaurants et des bars. Surtout pas à l’heure où les gens s’entassent dans les taxis, les clandos, les bus, et quand les marchés sont le rendez-vous quotidien des milliers de Librevillois à touche-touche. Apparemment, ce sont les bons élèves qui sont pénalisés puisque la vie continue, la nuit, dans les quartiers.

S’il vous plait, nous sommes prêts ! Laissez-nous travailler, laissez-nous rouvrir nos établissements en respectant les gestes barrières et le protocole sanitaire. Assouplissez le couvre-feu pour qu’on puisse avoir une marge de travail un peu plus large, un peu plus ample. Il y a la réouverture des frontières, l’octroi des visas. C’est sûr que tant que cela ne sera pas fait, eh bien, tout le secteur de l’hôtellerie sera sinistré. A vous les gouvernants de voir quelles mesures d’accompagnement vous pouvez mettre en place pour que ce secteur ne meurt pas.

 
GR
 

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