Que dit la loi ? L’emprisonnement du journaliste Harold Leckat, accusé de détournement de deniers publics pour un contrat commercial avec la CDC, fait vaciller la frontière entre droit des affaires et droit pénal. Derrière ce qui ressemble à un simple différend de prestations, se profile une inquiétante dérive : celle d’une justice qui, sous couvert de moralisation, criminalise les relations commerciales et fait planer une ombre sur la liberté de la presse au Gabon. 

En transformant un différend commercial en affaire pénale, le cas Harold Leckat devient le symbole d’une dérive judiciaire inquiétante. © GabonReview

 

Le placement sous mandat de dépôt d’Harold Leckat, directeur de publication de Gabon Media Time, rebat violemment les cartes entre droit des affaires et droit pénal. Arrêté le 15 octobre à son retour de formation et écroué le 20 octobre après cinq jours de garde à vue, le journaliste est poursuivi pour «détournement de deniers publics» à raison d’un contrat de communication conclu en 2020 entre sa société et la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC). Le collectif des organisations de presse (Syprocom, Plateforme des Médias Indépendants, RSF, UPF-Gabon) dénonce une «cabale politico-judiciaire». SOS Prisonniers parle d’une dérive «contraire à l’État de droit» et rappelle que l’intéressé présente toutes les garanties de représentation prévues par la Constitution.

Ce que dit la loi : la prison n’intervient qu’en présence d’une vraie infraction pénale

En droit gabonais, comme dans tout l’espace OHADA, un désaccord commercial ne conduit pas en prison. Lorsqu’une entreprise estime qu’un contrat n’a pas été respecté, il s’agit d’un litige civil ou commercial qui se règle devant le tribunal de commerce, par des dommages et intérêts, une résiliation ou une exécution forcée.

La justice pénale n’intervient que lorsqu’il existe une infraction clairement établie. C’est le cas, par exemple, lorsqu’une personne trompe délibérément pour obtenir de l’argent – c’est l’escroquerie (article 469 du Code pénal) -, détourne des fonds qui lui ont été confiés – c’est l’abus de confiance (article 307) -, manipule des fonds publics en tant qu’agent de l’État – c’est le détournement de deniers publics (article 249) – ou s’enrichit injustement grâce à sa fonction – c’est l’enrichissement illicite (article 253).

Pour qu’il y ait infraction, trois éléments doivent être réunis : une loi qui interdit l’acte, un fait concret prouvé et une intention frauduleuse. Sans ces trois conditions, la prison n’a pas lieu d’être. Même en cas d’enquête, la détention préventive doit rester exceptionnelle et strictement justifiée.

En somme, on ne peut pas transformer un conflit commercial en affaire criminelle. Tant qu’aucune fraude n’est démontrée, le dossier relève du droit civil, non du pénal.

Appliqué au dossier Leckat : un différend commercial déguisé en crime ?

Les faits allégués tiennent à un contrat de prestations entre deux personnes morales régulièrement constituées, exécuté et renouvelé jusqu’en 2023, puis maintenu six mois par la nouvelle direction de la CDC.

Plusieurs juristes – dont le Dr Ali Akbar Onanga Y’Obegue – relèvent que M. Leckat n’était ni ordonnateur ni comptable public : la qualification de «détournement de deniers publics» semble donc, à ce stade, juridiquement fragile. L’absence de mise en concurrence, si elle était avérée, relève avant tout du droit de la commande publique (irrégularité administrative susceptible d’annulation, de pénalités ou de restitution), pas d’une incrimination autonome en l’absence de manœuvres frauduleuses caractérisées.

Quant à l’escroquerie ou l’abus de confiance, il faudrait démontrer la remise préalable à charge d’un usage déterminé et des manœuvres frauduleuses – ce que l’instruction n’a pas établi publiquement. En bref : sans élément matériel précis et intention malhonnête démontrée, le champ naturel du litige demeure commercial.

Un test de crédibilité pour l’État de droit et la liberté d’informer

Le recours au pénal pour régler un simple différend contractuel revient à détourner le droit commercial de sa finalité. Il transforme un litige d’affaires en affaire criminelle, ce qui crée un dangereux précédent : d’une part, cela décourage les acteurs économiques de contracter librement par peur d’être poursuivis, et d’autre part, cela instaure un climat d’intimidation à l’égard de la presse et des voix critiques.

Les organisations professionnelles alertent : si litige il y a, le juge commercial est compétent ; la liberté d’informer ne se protège pas derrière des mandats de dépôt, mais par la clarté des règles et la proportionnalité des réponses.

Au plan juridique, la demande de mise en liberté provisoire d’Harold Leckat apparaît cohérente avec ses garanties de représentation et l’économie même du droit des affaires. Au plan institutionnel, l’affaire dira si le Gabon choisit la rigueur du droit plutôt que la tentation du pénal.

 
GR
 

1 Commentaire

  1. Yann Levy Boussougou-Bouassa dit :

    Ailleurs, les différends en matière d’exécution des marchés publics se règlent, sinon à l’amiable, devant un juge administratif (en cas de contrat administratif) ou judiciaire (en cas de de contrat- de droit privé). Le juge pénal n’intervient que dans les hypothèses où il faut sanctionner des personnes, au sein du pouvoir adjudicateur, directement impliquées dans la passation et/ou l’exécution du marché coupables d’infractions pénales (la commande publique peut tomber sous le coup de la loi pénale). Il peut s’agir de corruption, concussion, prise illégale d’intérêts, favoritisme…le cas échéant, des personnes, au sein, de l’entreprise titulaire peuvent avoir à s’expliquer devant le juge pénal. Je ne crois pas que les choses soient si différentes dans les anciennes colonies des gaulois. Aussi, accuser le représentant d’une entreprise titulaire d’un marché public de détournements de deniers publics n’a de sens que s’il est ordonnateur/ et ou comptable public, comme le dit l’article. Or, Harold Leckat ne représente pas un organisme sous contrôle de l’Etat ou de quelque autre entité publique. Il n’est vraiment rien de cela. Et s’il était accusé de corruption à l’égard d’un agent public, alors cela demanderait que des personnes au sein de la CDC soient mises en cause (ou du moins citées dans l’affaire). Ce n’est pas le cas aujourd’hui.

    De manière générale, nous savons que l’attribution des marchés publics (et peut-être même leur exécution) est un vrai sujet au Gabon. Rappelons-nous : il y a 93% des marchés attribués dans le cadre d’une procédure de gré à gré, en violation du code des marchés publics , comme le rapportait Gabonreview en juin 2025. Si je suis de ceux qui souhaitent qu’une véritable enquête administrative et judiciaire soit menée sur le sujet, je suis toujours sceptique chaque fois que la machine judiciaire se met en marche lorsqu’il s’agit de ceux qui ont une liberté de parole et de ton dans le pays. Et pire encore lorsqu’il est question des journalistes. Ce n’est pas que je les crois au-dessus de la mêlée des citoyens et des lois, c’est juste que je sais qu’ils peuvent être une voix très audible, dont le silence peut être une satisfaction pour certains intérêts. Et je sais aussi qu’on est encore, malheureusement, dans un pays où l’on souhaite du journaliste qu’il se fasse le militant de certains intérêts politiques particuliers, au lieu qu’il fasse simplement son travail de journaliste qui consiste à rapporter les faits, et selon un cadrage qui conduise à la réflexion (c’est ainsi, en tout cas, que j’envisage ce métier). Les journalistes sont tout à fait conscients de cela. Donc, certains jouent le jeu de ces intérêts particuliers, et sont récompensés en promotion ; quant aux autres qui ne demandent qu’à faire leur travail, ils doivent à tout moment s’attendre à voir l’arbitraire frapper devant leur porte. Mais, on sait aussi s’agissant de l’arbitraire que lorsqu’il frappe, tout ce qui n’est pas dépourvu d’intelligence se sent menacé et avec raison, comme nous le rappelait le philosophe Benjamin Constant (avis aux compatriotes qui rient et se rient de ce qui arrive à ce journaliste).

    En 2023, le président Oligui Nguéma déclarait ceci s’agissant de la presse : « La presse, c’est le quatrième pouvoir, nous allons vous rendre vos lettres de noblesse. Faites votre travail, faites-le bien ». Je ne crois pas qu’il y ait de malentendu, cette fois, sur ce qu’il fallait comprendre à l’écoute de ces phrases et à la lecture de ces mots.

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