Dans le contexte d’une messe donnée à Makokou, le 10 juillet dernier, pour la mémoire de l’ancien Premier ministre Emmanuel Issozè Ngondet, et répondant a posteriori à une question de sa fille de 10 ans, le diplomate, écrivain et universitaire gabonais Flavien Enongoué définit et présente succinctement, dans la tribune ci-après, «quelques exigences fondamentales attachées à l’exercice d’un leadership vertueux». Le défunt Premier ministre en fut un bel artisan, notamment dans l’Ogooué-Ivindo.

Bain de foule, le 9 juillet 2022 devant la salle polyvalente de Makokou. © D.R.

 

Flavien Enongoué, le 17 août 2022 à Rome. © D.R.

Dans un ouvrage posthume, Cahier pour une morale (NRF/Gallimard, 1983), Jean-Paul Sartre (1905-1980) écrit, à propos de ce qu’on pourrait appeler l’élucidation dialogique des concepts philosophiques, que : « Il est beaucoup plus facile pour un philosophe d’expliquer un nouveau concept à un autre philosophe qu’à un enfant. Pourquoi ? Parce que l’enfant pose les vraies questions. » A la mi-juillet, j’ai eu l’occasion de faire l’expérience de la pertinence du propos du célèbre philosophe et écrivain français quant à la capacité des enfants à se poser des vraies questions et à nous inciter, adultes, à aller au fond des choses. Dans la Grèce antique déjà, Héraclite faisait constater que « L’homme ivre titube et laisse se conduire par un jeune enfant ; c’est qu’il ne sait où il va et que son âme est humide. »

Le 10 juillet dernier, saisissant l’occasion de la première partie de mes congés diplomatiques de l’année en cours, j’avais offert une messe pour la mémoire de l’ancien Premier Ministre Emmanuel Issozè Ngondet, à la Cathédrale Notre Dame des Victoires de Makokou, suivie d’un cocktail à l’hôtel Belinga. La veille, j’avais pris part à une manifestation politique partisane à la faveur de la nomination d’un ami, Jonas Embouaboyi, au Cabinet du nouveau Secrétaire Général du Parti Démocratique Gabonais (PDG), Steeve Nzegho Dieko. Pendant que, des jours durant, voire des semaines, dans les réseaux sociaux, les bars et les salons feutrés, nombre d’adultes se perdaient en conjectures autour de l’action supposée inappropriée d’un Ambassadeur en congés, ma fille d’une dizaine d’années me posa cette question : « Papa, c’est quoi porter un leadership vertueux ? ». Elle me l’avait entendu dire à la télévision quelques jours auparavant, en réponse aux journalistes venus couvrir la messe. J’avais en effet affirmé que l’ancien Premier Ministre et Député du 1er arrondissement de Makokou, mort il y a deux ans, s’était particulièrement distingué dans l’Ogooué-Ivindo pour y avoir porté un leadership vertueux.

Tout bien considéré, c’est la seule et unique question principale à se poser à l’issue des activités auxquelles j’ai participé ou assisté à Makokou, les 9 et 10 juillet, puis du 27 au 29 août, dans les domaines de la religion (Messe d’intention pour Emmanuel Issozè Ngondet), du sport (Demi-finales et Finale de la 16e édition de la Coupe de l’Unité – Emmanuel Issozè Ngondet, organisée par le Club Initiatives Locales – CIL), de la culture (concert de clôture des Journées culturelles Nzamane, à l’initiative du Ministre d’État Alain Claude Bilie-By-Nze) et de la politique (Journées militantes dans les Fédérations PDG du 1er arrondissement de Makokou).

Comme beaucoup le savent, je ne m’étais plus rendu dans la localité depuis quatre ans et n’avais donc malheureusement pas été témoin du dernier voyage de l’illustre disparu, malgré la grande complicité intellectuelle et politique qui nous liait. Absorbé durant ces années par de lourdes charges de diplomate en représentation à Paris de 2017 à 2020, puis à Rome depuis un an, je mesurais à cette malheureuse occasion combien René Descartes, dans son célèbre Discours de la méthode, n’avait pas totalement tort, surtout à son époque, de prévenir contre les risques de longs et fréquents voyages à l’étranger : « Mais lorsqu’on emploie trop de temps à voyager, on devient enfin étranger à son pays […]». On peut alors comprendre l’émotion communicative qui s’empara de plusieurs centaines de personnes réunies dans la salle polyvalente de Makokou, le 9 juillet, reprenant en chœur ces quelques paroles de la chanson d’Alexandre Sambat, « Nostalgie », que j’avais entonnée, dans laquelle il chante l’indéfectible attachement au pays natal : « Bien que perdu dans des contrées lointaines, je ne vous oublierai jamais// Quand on met au monde un enfant, on s’emploie à l’élever, on se soucie de son avenir, on souffre profondément de son éloignement//Ce village où trônent des arbres Moabi est mon cœur. J’y suis né, j’y ai grandi et j’y serai enterré. »

Les deux déplacements effectués récemment à Makokou, dont j’ai été moi-même surpris par l’ampleur et la ferveur de l’accueil, ont été des occasions d’un formidable ressourcement. Ils m’ont permis d’échanger longuement avec plusieurs dizaines de personnes : acteurs politiques comme citoyens ordinaires, engagés ou non dans l’action publique. Je leur ai plus tendu l’oreille qu’ouvert ma bouche, même lorsqu’il me semblait nécessaire de tordre le cou à certaines contrevérités distillées à loisir sur le sens de ma descente sur le terrain. J’en ai tiré un enseignement majeur quant au sentiment général qui habite profondément les populations de la localité : l’Après-Issozè Ngondet y est vécu comme le temps absolu de la désorientation politique.

C’est que le silence de sagesse affiché un temps par ceux qui l’avaient étroitement accompagné dans son action associative – essentiellement les membres du Club Initiatives Locales (CIL), qu’il avait créé en 2003 pendant qu’il était Ambassadeur du Gabon en Corée du Sud –,  puis dans son parcours politique à partir de 2009, avait ouvert la voie aux chantres de la désissozisation de l’espace politique ogivin ; une entreprise conçue comme condition sine qua none d’émergence d’un nouveau leadership politique local. Sauf que, malgré l’importance des moyens financiers mobilisés et l’ampleur des intimidations et menaces, l’entreprise n’a guère prospéré, faute, en réalité, d’un diagnostic sérieux de la situation politique qui y prévaut. Aux yeux des populations, il n’y a pas un vide abyssal à combler à tout prix, mais une œuvre à continuer, celle de construction d’un leadership politique vertueux.

Pour en cerner le sens, il importe au préalable de clarifier la ligne de démarcation politique entre un chef et un leader. Alors que l’obéissance au premier repose quasi-exclusivement sur la légitimité institutionnelle que lui confère l’autorité légale ou statutaire, le leader fait autorité par sa capacité à donner du sens à l’action collective, à la conduire en cherchant inlassablement à fédérer les énergies à cette fin, à construire des ponts plutôt que des murs entre les membres de la collectivité concernée. Dans le cadre limité de cette tribune, je me contenterai de présenter succinctement quelques exigences fondamentales attachées à l’exercice d’un leadership vertueux, en conseillant le lecteur intéressé à parcourir au moins l’ouvrage pionnier d’Alexandre Dianine-Havard sur la question : Le leadership vertueux (Le laurier, 2e éd., 2015).

D’abord, pour donner sens à l’action collective, il faut impérativement qu’elle repose sur des idées claires et fortes, pour le triomphe desquelles on s’emploie à convaincre les membres de la collectivité. Les obstacles rencontrés doivent être tenus pour des opportunités dans la recherche des solutions non pas individuelles mais collectives. C’est pour cette raison que le leader doit avoir un sens aigu de l’organisation, de la créativité et de l’imagination, conjuguer avec fécondité action et réflexion, ou bien, pour emprunter le mot au philosophe Henri Bergson : « Il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action ».

Ensuite, ses capacités d’influence justifie la position particulière qu’il occupe au sein du groupe. Mais on se tromperait à y voir une étoile polaire, dans la mesure où la qualité des relations tout à la fois étroites et distantes avec les membres du groupe participe de sa légitimité, et de l’obéissance qui en résulte, à commencer par celle des différents cercles concentriques qui constituent son entourage. Selon les spécialistes de la question, on juge également un leader à la qualité de son recrutement, qui doit se préserver de l’écueil de la standardisation des profils, au profit de leur diversité, source de l’émulation créatrice qui garantit l’efficacité de l’action collective. En conséquence de quoi, l’exercice du leadership n’est pas de l’ordre du déclaratoire ou de la revendication individuelle : être leader, c’est être perçu comme tel aussi bien au sein qu’en dehors de la collectivité.

D’où il suit, enfin, la nécessité d’établir et de conforter sans cesse une triple relation de confiance réciproque entre le leader, son entourage et la collectivité. Si l’on convient de ce que la confiance, surtout en politique, est plus fragile qu’un œuf de poule, elle reste néanmoins, selon le mot de Georg Simmel, « l’une des forces de synthèse les plus importantes au sein de la société ». Homme de la parole donnée, puisque celle-ci est le levain de la confiance réciproque, le leader doit savoir se montrer, d’après Alexandre Dianine-Havard, magnanime, c’est-à-dire regarder le monde qui l’entoure avec le cœur, et humble dans son ambition de servir et dans sa prise de décision.

En écrivant ces lignes en réponse à ma fille, qui les lira dans une dizaine d’années lorsqu’elle en aura la capacité, j’avais bien présent à l’esprit, malgré les années écoulées, la phrase qu’Emmanuel Issozè Ngondet prononça à l’entrée de Libreville un jour de juin 2016. Il était alors Ministre des Affaires étrangères, et nous rentrions épuisés d’une longue tournée politique à travers les quatre départements de la vaste province de l’Ogooué-Ivindo : « Une plongée politique nécessaire dans les entrailles de cette terre d’espérance, car on ne conduit ne pas les Ogivins à la baguette. »

Flavien ENONGOUÉ

Maître-Assistant de Philosophie politique à l’Université Omar Bongo,

Ambassadeur du Gabon en Italie.

 

 

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GR
 

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