[Tribune] Le Covid-19 et la pauvreté
Une tribune de Jean François Ntoutoume-Emane, Inspecteur Général des Finances, ancien professeur de finances publiques à l’Université Omar Bongo (UOB), ancien Censeur de la Banque des Etats de l’Afrique Central (BEAC), ancien Premier Ministre.
La pandémie du Covid-19 a provoqué chez la plupart des Etats de tous les continents et des organisations Financières Internationales une riposte massive, une mobilisation des moyens et des financements dantesques, colossaux, sans précédents dans l’histoire en temps de paix. Et cela sans compter les dizaines de millions de dollars engagés par certaines grandes puissances dans la course au vaccin.
L’entorse à l’orthodoxie budgétaire pour faire face à la crise
En Europe, par exemple, la Banque Centrale Européenne n’a jamais autant fait tourner la planche à billets. L’Institution de Frankfort n’a pas hésité à financer des plans de riposte aussi extraordinairement couteux les uns et les autres.
L’Allemagne, première puissance économique du Vieux Continent, a décidé, pour les besoins de la cause, d’opérer un virage à cent quatre-vingts degrés. Souvent critiquée par ses partenaires européens pour son orthodoxie sourcilleuse en matière de comptes publics et pour sa rigueur budgétaire, elle a suspendu les restrictions au déficit public inscrites dans sa Constitution, notamment la fameuse règle du frein à l’endettement. La culture allemande, on le sait, érige l’épargne en vertu et vilipende la dette. Celle-ci, est généralement traduite en allemand par Schuld (culpabilité). La Chancelière Angela Merkel a donc décidé de « ne plus jamais être seule ».
En interne, des aides massives sont accordées aux entreprises et aux salariés. « Tout ce qui est nécessaire sera fait pour défendre les entreprises et les emplois », a déclaré Olaf Scholz, Vice-Chancelier et Ministre des Finances.
Toutes proportions gardées, des efforts et des langages similaires sont faits et entendus partout dans le monde depuis l’irruption du Covid-19.
Mais en dehors des quelques rares pays, tels l’Espagne et le Portugal, aucun revenu minimum vital, parfois accompagné d’aides alimentaires, n’a été créé pour lutter contre la pauvreté si fortement en hausse dans une économie touchée par le virus. Ce sont seulement des aides financières temporaires qui ont été prévues pour une certaine catégorie de citoyens ou d’habitants dans la plupart des pays, en France, au Japon et au Maroc, par exemple.
Le diagnostic de la Banque Mondiale
Or, au-delà des entreprises qui tomberont en faillite en grand nombre, au-delà des pertes d’emplois, du chômage, notamment dans les pays développés, l’augmentation de la pauvreté, en Amérique latine, en Asie du Sud-Est et en Afrique en particulier est l’une des plus désastreuses conséquences du Covid-19. Selon Pierre-Antoine Delhommais, expert et éditorialiste à l’hebdomadaire français Le Point, « La Banque Mondiale prévoit une contraction sans précédent de 2,5% du PIB des pays en développement ». En raison de la pandémie, la proportion de personnes dans la pauvreté extrême, (c’est-à-dire vivant avec moins de 1,90 dollars par jour) qui était tombé de 36% en 1990 à 8,2% en 2019 pourrait remonter à plus de 9%, soit jusqu’à 100 millions de personnes, basculant dans une misère monétaire et matérielle absolue.
Des dizaines de millions de pauvres supplémentaires à cause du Covid-19, cela veut dire des dizaines de millions de personnes supplémentaires souffrant de la faim. Plus précisément, la population souffrant « d’insécurité alimentaire aigue » doublera dans le monde cette année, passant de 135 millions à 260 millions, avec des conséquences catastrophiques sur la santé, en premier lieu celle des enfants dont certains risquent malheureusement de ne pas connaitre le monde d’après ».
La pauvreté en Afrique, le secteur informel et les remèdes proposés
En raison de la structure toute particulière de son économie, la pauvreté fera, dit-on, des ravages en Afrique. Elle connaitra, prévoit-on, la plus grande augmentation connue depuis 20 ans dans le secteur informel. Or, selon les estimations des chercheurs 80 à 90% d’emplois sont dans ce secteur. Ce dernier contribuerait à hauteur de 60% au moins aux PIB des pays ouest-africains, par exemple.
Le secteur informel constitue une soupape de sécurité pour les sans-emplois, surtout pendant les périodes économiquement difficiles. Si les emplois combinés du secteur formel, public et privé, se chiffrent à des centaines de milliers, ils se comptent en millions dans ce secteur pourtant abandonné à son sort.
Malgré le rôle majeur qu’il joue dans les économies africaines, ce secteur n’a pas accès aux crédits bancaires et aux financements des institutions internationales, principalement à cause du manque de documents comptables et financiers. Seul lui reste accessible, le marché noir, le marché non officiel qui fait fureur dans ce milieu, avec à la clef des taux d’intérêts exorbitants.
Les plus pauvres, les plus vulnérables, dont certains sont touchés par la pandémie, s’y trouvent malheureusement.
La plupart des Etats africains n’ont pas encore atteint ce que les économistes appellent « le tournant Lewis » qui indique « le moment où la majorité de la main d’œuvre bon marché du secteur informel a été absorbé par l’industrie moderne, entrainant une revalorisation du travail et une réduction de la pauvreté et des inégalités ». Sir William Arthur Lewis de nationalité britannique et dont le concept tire son nom, a été en 1979 le premier noir Prix Nobel de l’économie.
Financement bancaire des structures neuves
En dépit de son appellation populaire en Afrique de l’ouest « d’économie Vaudou », autrement dit une économie qui ne fonctionne pas bien, ce secteur informel se donne pourtant pour mission de défendre la vie des plus faibles. Cette noble ambition nécessite qu’on l’aide, qu’on aille à son secours. Ce sera l’une des démarches les plus efficaces pour lutter contre la pauvreté.
La pandémie du Covid-19 nous donne l’opportunité de faire du secteur informel le vivier des petites entreprises à venir dans nos pays ; car, comme l’observe Spencer Hull, politologue et ancien professeur à la North Western University aux USA, c’est aussi à la petite entreprise que les pays développés comme l’Allemagne doivent leur prospérité. Il faut, par conséquent, aider à la réalisation de « structures neuves », ce que François Perroux, le grand économiste français du développement a appelé « les paris sur des structures neuves »qui commandent le développement et la compétitivité à long terme.
Les banques, on le sait, ne prêtent qu’au secteur formel, privé ou public, pas au secteur informel. Aujourd’hui prêter au secteur informel, pour un banquier est simplement utopique, voire impensable. Mais, « cela semble toujours impossible jusqu’à ce qu’on le fasse », nous rappelle Nelson Mandela.
Comme l’a dit si joliment le poète algérien El Yazid Dib, « cette pandémie n’est pas la fin du monde, c’est la fin d’un monde ». Elle nous oblige, pour le monde d’après Covid-19, de restaurer les mécanismes adultérés ou faussés de l’économie de marché et de reconnaitre à l’Etat un rôle fondamentalement d’orientation à long terme. « L’économie devrait donc être menée dans une direction qui reflète les préoccupations nées du Covid-19 et non se contenter de revenir là où nous étions avec beaucoup d’inégalités, d’iniquités et de pauvreté », comme nous le souhaitons tous avec Joseph Stiglitz, l’un des plus célèbres Prix Nobel d’économie américains.
La relance économique par l’ontologie critique du système bancaire
Dans les années 1930, à l’époque de la Grande Dépression, le grand économiste britannique John Maynard Keynes avait constaté que l’économie était en équilibre parfait, mais agonisait du point de vue social, malgré les solutions préconisées par les meilleurs économistes de l’époque. Il n’y avait pas de surplus d’épargne, aucune pression sur les taux d’intérêts encourageant les hommes d’affaires à emprunter. Rien ne venait relancer l’économie. Et pourtant il fallait remettre le moteur de l’investissement, pour actionner l’arbre de transmission de la machine économique. Ce remède était parfaitement logique. Si les entreprises n’étaient pas capables d’alimenter l’expansion, il appartenait au gouvernement de prendre les choses en mains, ce qui était révolutionnaire à cette époque-là. Il nous faut un Keynes aujourd’hui pour nous dire comment les banques peuvent inclure dans leurs portefeuilles clients, nos secteurs informels.
Les banques doivent faire en ces temps tragiques ce qu’Emmanuel Kant aurait appelé une ontologie critique, autrement dit une critique de la raison pure au sens radical, où elle examine la source de la connaissance, dans le cas d’espèce, de la connaissance traditionnelle de la structure bancaire africaine actuelle. Ce système doit sortir d’une certaine logique, qui, en tant que telle, est déjà critique d’une certaine hibernation due à la sacralisation de ce qu’on appelle la surliquidité. Il pourrait alors aller vers les acteurs du secteur informel, demander leurs besoins, les aider à faire émerger, de ce milieu, grâce à leur aide et à leur expertise avérée, de « petites entreprises » viables demain. Les banques doivent désapprendre ce qu’elles savent ; « sans cette capacité d’oublier ce qu’elles savent, leurs actions risquent d’être encombrées de réponses toutes faites ». Cette congélation du risque prudentiel doit se réinventer et changer l’économie de l’après Covid-19.
Comme nous le rappelle Patrick Artus, l’un des meilleurs économistes français, dans son ouvrage intitulé « la folie des Banques centrales » publié en collaboration avec Marie-Paule Virard, la théorie économique nous donne une piste à explorer. « Les banques centrales ne réduisent jamais la taille de leurs bilans ; la dette publique qu’elles détiennent est de fait annulée ». En réalité, ces établissements reversent leurs profits aux Etas membres. La dette publique est donc gratuite et ce, de façon perpétuelle. Selon Nicolas Dufresne, Directeur de l’Institut Rousseau en France et Alain Grandjean économiste et Président de la Fondation Nicolas Hulot, « il importe peu que le bilan de la Banque Centrale soit en déséquilibre, si un actif disparait, elle n’a qu’à modifier son passif, comme bon lui semble, libérant ainsi des marges de manœuvre aux Etats ». Olivier Blanchard, ancien chef économiste du FMI, semble être aussi de cet avis.
Nos Banques centrales, la BEAC et la BCEAO, peuvent donc transférer les profits générés par leurs fonds aux banques secondaires, si toutefois les Etats membres le souhaitent, pour financer les secteurs informels sans aucun risque pour leurs ressources propres.
Pourquoi les Banques, demandera-t-on ? Tout simplement parce qu’elles ont l’expertise de la gestion du risque, alors que les Etats ne sont pas souvent bons gestionnaires.
Il semble en effet impossible pour une économie qui souffre de l’impact du Covid-19, d’assurer la santé et le bien-être des populations, lorsqu’une partie très importante de ces dernières est dans l’informel où se trouve la plus grande pauvreté.
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Sacraliser les besoins prioritaires en dehors des lois du marché
C’est le Président français Emmanuel Macron qui a, jusqu’à ce jour, nous semble-t-il, tiré du désastre sanitaire actuel la leçon la plus forte. « C’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché », a-t-il dit. Ces biens et ces services sont, pour nous, la santé, l’éducation, l’habitat et son environnement, la sécurité dans tous ses sens, y compris alimentaire.
A la lumière des efforts et des moyens colossaux qui ont été mobilisés pour lutter contre le Covid-19, on ne peut qu’émettre le vœu que ceux, surtout financiers, qui sont engagés chaque année par les Etats pour lutter contre les pathologies les plus meurtrières, soient substantiellement augmentés, multipliés, par exemple, par cent, sinon par mille, pourquoi pas ?
Il s’agit, principalement, du cancer, du diabète, du paludisme, des maladies cardiaques, de l’hépatite, du Sida et… de la pauvreté !
Ce n’est pas parce que nous ne voyons pas avec émotion et tristesse défiler chaque soir sur nos écrans de télévision les cercueils de leurs morts que nous devons continuer à penser et à agir, en ce qui les concerne, comme au temps de l’Ancien Monde.
Jean François NTOUTOUME-EMANE
Ancien Premier Ministre
3 Commentaires
La sénilité fait des ravages !
En voici encore un qui a oublié qu’il a passé le plus clair de sa vie d’adulte à promouvoir la corruption au détriment des plus défavorisés…
Cet homme mérite bien le surnom de Jacky-Mille-Diplômes-au-Verbe-Pompeux. Le Gabon ne peut s’en sortir avec cette génération de politiciens qui ne fait que du psittacisme. Du ventriloquisme intellectuel. Qui Ntoutoume Emane cherche—t-il à convaincre et à impressionner avec son intellectualisme creux ? Entendez-le se livrer à un verbiage ridicule sur « une ontologie critique, autrement dit une critique de la raison pure au sens radical, où elle examine la source de la connaissance, dans le cas d’espèce, de la connaissance traditionnelle de la structure bancaire africaine actuelle. Ce système doit sortir d’une certaine logique, qui, en tant que telle, est déjà critique d’une certaine hibernation due à la sacralisation de ce qu’on appelle la surliquidité…. Cette congélation du risque prudentiel doit se réinventer et changer l’économie de l’après Covid-19. ». Tout ça pour vouloir dire que les banques doivent innover et s’adapter au contexte actuel. Ils ne sont pas nombreux, les banquiers auxquels Ntoutoume Emane s’adresse capables de comprendre ce langage. Dire que cet homme a incarné l’élite du système PDG-Bongo. On comprend mieux l’origine de l’état de sous-développement radical du Gabon
Excellent👍🏾. Tres bien rédigé et informatif. Je découvre là plusieurs concepts économiques qui valent vraiment la peine d’être examinés en profondeur. Un sujet d’un intérêt certain: l’intégration bancaire du secteur informel pour dynamiser l’économie, notamment en Afrique
Merci le sage