«Cette année, l’ONU fête ses 75 ans. Tout anniversaire, nous le savons, est une invitation à dresser un bilan, un bilan mitigé comme tous les bilans. Un bilan riche de contrastes. Les Nations Unies sont-elles indispensables au XXIème siècle ? La réponse est oui», estime Emmanuel Mba Allo, diplomate, ancien porte-parole du ministère des Affaires étrangères et de la Coopération de la République gabonaise et ancien journaliste, listant les bons et mauvais points.

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Ancien journaliste, Emmanuel Mba Allo est Diplomate, ancien Porte-parole du ministère des Affaires étrangères et de la Coopération de la République gabonaise. © D.R.

L’année 1945 a sans aucun doute été un tournant dans l’histoire mondiale: marqués par l’horreur de la deuxième guerre mondiale, qui venait de s’achever, les gouvernements de 51 Etats décidèrent de s’unir pour promouvoir la paix et la justice, pour faire avancer le progrès économique et social, pour lutter contre la pauvreté, pour s’aider mutuellement dans les situations de catastrophe et pour résoudre les conflits pacifiquement, au lieu de recourir à la guerre. Pour atteindre ces buts, ils voulaient donner une base nouvelle aux relations entre les nations et commencer à construire un système de coopération internationale. C’est ainsi qu’ils créèrent l’Organisation des Nations Unies.

L’acte constitutif de cette organisation, la Charte des Nations Unies, signée à San Francisco le 26 juin 1945 et entrée en vigueur le 24 octobre 1945, se présente donc comme la constitution de cet ordre mondial, la « magna carta » de la communauté internationale. Elle établit un ordre normatif, en d’autres termes, elle formule les règles fondamentales qui s’imposent aux membres (et quelquefois aux non-membres). En même temps, elle crée des organes dont elle définit les compétences et qu’elle charge d’assurer la coopération entre les Etats membres et de surveiller l’application de l’ordre normatif établi.

La Charte (111 articles plus une annexe de 70 articles formant le statut de la Cour Internationale de Justice qui fait partie intégrante de la Charte) est un traité contenant des dispositions obscures ou ambiguës tenant au caractère transactionnel des textes (opposition des grandes puissances aux petites, rivalité entre grandes puissances). En revanche, cette grande souplesse a permis des évolutions importantes sans amendement formel de la Charte. La Charte ne consacre pas une idéologie politique déterminée. L’esprit des textes témoigne d’une foi dans les valeurs dites démocratiques sans que le terme de démocratie soit mentionné. Le seul idéal commun est la coexistence pacifique et la coopération internationale.

Cette année, l’ONU fête ses 75 ans. Tout anniversaire, nous le savons, est une invitation à dresser un bilan, un bilan mitigé comme tous les bilans.

Lors de l’ouverture de la 75ème session de son Assemblée générale, l’ONU a adopté une déclaration dans laquelle elle rappelle ses grands faits d’armes, souvent méconnus ou minorés, et ses moments de déception.

Le bilan de l’ONU, soixante-quinze ans après sa création, est riche de contrastes. La paix globale a été préservée, la troisième guerre mondiale n’a pas éclaté ; mais les conflits locaux et régionaux, meurtriers et destructeurs, n’ont cessé de ravager la planète. Les populations du monde sont toutes parvenues à l’indépendance.

De cinquante et un Etats fondateurs, on est passé à cent quatre-vingt-treize ; d’un monde euro-américain, on a évolué vers un univers où le Sud tend numériquement à dominer. Sans compter que les puissants de 1945 ne sont plus ceux de 2020.

On répète souvent que si l’ONU n’existait pas, il faudrait l’inventer. Mais qu’est-ce que l’ONU? Ce n’est pas un super-Etat; c’est une organisation fondée, en tout cas en droit sur l’égalité et la souveraineté de ses membres (art. 1 et 2 de la Charte), et où coexistent pacifiquement des Etats à régime économique, social, politique et idéologique différents. Ces buts : le maintien de la paix et de la sécurité internationale ; la promotion des relations amicales entre les Etats ; et le développement de la coopération internationale en vue de résoudre les problèmes économiques, sociaux et cultures auxquels est confrontée la communauté internationale. Cette formulation est très générale, qui dessine les contours d’une mission extrêmement ample, s’est traduite par l’invention des Nations Unies dans les domaines les plus divers, du maintien de la paix à l’aide à l’enfance, en passant par la gestion de missions relevant de services publics internationaux (postes, télécommunications, aviation civile internationale, météorologie, propriété intellectuelle, etc.), le développement du droit international, l’alimentation ou la décolonisation.

De toutes ces activités de l’ONU, c’est le maintien de la paix, qui a, la plupart du temps, attiré le plus l’attention (les conflits font la manchette des journaux et sont très impressionnants), mais également le plus les critiques. A ces critiques sur l’impuissance de l’ONU dans la gestion de certaines crises internationales, on peut opposer une réponse qui relève du bon sens, comme celle fournie par Monsieur Alain JUPPE alors Ministre français des Affaires étrangères devant la réunion des ambassadeurs français à Paris le 1er septembre 1994 : « Les Nations Unies n’ont jamais été autant sollicitées, alors même que les moyens d’agir ne leur ont jamais autant fait défaut. L’Organisation fait l’objet de vives critiques dans la presse et parfois dans le monde politique; elle se voit reprocher ses insuffisances. L’ONU n’existe que par la volonté de ses Etats membres. L’échec des Nations Unies est donc celui des Etats qui la composent ». Ces propos font écho aux formules employées par l’ancien Secrétaire général de l’ONU, Monsieur Boutros Boutros GHALI dans son « Agenda pour la paix » juin 1992; « L’ONU rassemble des Etats souverains : ce qu’elle peut faire dépend par conséquent du degré d’entente auquel ils parviennent entre eux ».

L’idée que l’ONU existe et peut agir comme une force autonome, en dehors de ses membres et au besoin contre eux, est une fiction. Elle n’est qu’un instrument aux mains de ses Etats qui ont tous des intérêts particuliers. Quand ceux-ci se rencontrent, tant mieux. Si ceux-ci sont incompatibles avec une action internationale, tant pis, pour l’idéal des Nations Unies. On ne répétera jamais assez que dans les questions de paix et de sécurité, les relations de force qui prévalent dans la société internationale dans son ensemble posent des limites très nettes à l’efficacité des organes de l’ONU.

Alors, faut-il désespérer de l’Organisation des Nations Unies ? On peut esquisser une grille de lecture plus optimiste. Il ne faut pas perdre de vue que si la paix et la sécurité (20% des activités de l’Organisation) ne sont pas devenues universelles, d’autres tâches entreprises par les Nations Unies (80% de leurs activités) ont progressé, parfois même abouti, et le rôle de l’institution ne peut pas y être sous-estimé : décolonisation pratiquement achevée ; droits de l’homme mieux affirmés, mieux connus, mieux défendus et en tout cas plus difficiles à violer ; Cour pénale internationale installée ; désarmement effectivement commencé et contrôlé ; progrès démocratiques dans certaines régions du monde, et notamment en Afrique et en Amérique latine ; opinions publiques sensibles aux grandes causes (condition féminine, sort des enfants, handicapés, troisième âge, objectifs du millénaire pour le développement, écologie) ; campagnes de vaccination lancées et certaines maladies éradiquées ; patrimoine mondial humain et naturel mieux préservé ; coopération internationale effective dans des secteurs techniques importants (télécommunications, aviation civile, navigation maritime, météorologie ; propriété intellectuelle et industrielle, etc.).

Certes, des progrès immenses restent à faire dans le domaine économique, social, sanitaire, etc., mais ceux-ci seraient impossibles à envisager et à entreprendre, en dehors des mécanismes multilatéraux, dont la plupart appartiennent à la famille des Nations Unies.

Les Nations Unies sont-elles indispensables au XXIème siècle ? La réponse est oui.

Le monde du XXIème siècle est confronté à deux grandes forces opposées: la mondialisation et la fragmentation. La mondialisation engendre toute une série de problèmes. Le monde est parcouru de flux financiers d’une ampleur sans précédent. Des phénomènes environnementaux alarmants exposent la planète à des dommages permanents. L’activité criminelle transitionnelle augmente; le terrorisme; la révolution mondiale des communications exerce sur les institutions étatiques des pressions qu’elles n’ont pas été conçues pour supporter.

Les forces lointaines et impersonnelles de la mondialisation incitent les gens à chercher refuge au sein des groupes les plus restreints. La fragmentation peut engendrer le fanatisme, l’isolationnisme, le séparatisme et la prolifération des guerres civiles.

Cette contradiction essentielle du monde contemporain oblige l’Organisation des Nations Unies à vivre en permanence sous l’effet d’un double rythme. Car elle est appelée dans le même temps non seulement à résoudre les crises et les conflits qui naissent de toute part, mais aussi à accompagner sur le long terme les grandes mutations du monde. C’est-à-dire que l’ONU doit agir tout à la fois dans l’urgence et dans la durée.

L’Organisation peut aider à faire face à la dialectique de la mondialisation et de la fragmentation, et contribuer à la solution des problèmes qu’elle crée.

La raison en est que l’Organisation des Nations Unies a été conçue pour être à la fois l’Organisation mondiale et l’Organisation de ses Etats membres – conçue, par conséquent, pour répondre à la fois aux préoccupations d’ordre mondial et aux besoins des Etats membres et de leurs peuples. Comme si elle se préparait précisément en vue de ce moment, l’Organisation a acquis en 75 ans une expérience énorme de la mondialisation et de la fragmentation.

En réponse à la mondialisation, l’Organisation des Nations Unies a défini des droits de l’homme pour la communauté mondiale. Elle a favorisé le progrès du droit international. Elle a transformé le droit de la mer. Par une série continue de conférences mondiales, elle s’emploie à promouvoir un consensus international sur les nouvelles questions mondiales dans le domaine du désarmement, de l’environnement, de la population, du développement social, des migrations et de la promotion de la femme.

En réponse à la fragmentation, l’Organisation a été conduite à réagir face à des guerres civiles : Katanga, Cambodge, El Salvador, Angola et Mozambique. Pour prévenir la fragmentation, l’ONU s’emploie à promouvoir la démocratisation à la fois à l’intérieur des Etats et entre les Etats.

            • A l’intérieur des Etats, les problèmes d’identité et de séparatisme ethnique doivent être décidés par la voie des urnes et les parlements, non par la force des armes et le nettoyage ethnique. Etre Etats, la démocratisation favorise l’instauration d’un climat de paix contribuant ainsi à prévenir les conflits.

            • Mais l’Organisation ne peut pas jouer ce rôle si la tendance actuelle se poursuit. L’ONU est prise au piège d’une seconde dialectique. Les problèmes de mondialisation et de fragmentation ont investi les Nations Unies de vastes responsabilités. Mais l’Organisation n’a pas reçu les ressources nécessaires pour mener à bien les tâches qui lui étaient imposées.

           • La crise financière est le symptôme d’un problème plus profond : les Etats membres ne considèrent plus les Nations Unies comme une priorité.

            • A chaque tournant de l’histoire moderne, les Nations se sont réunies pour former un nouveau système. En 1815, après les guerres napoléoniennes, elles ont convoqué le congrès de Vienne. Après la première guerre mondiale, elles ont eu Versailles. Après la seconde guerre mondiale, elles ont créé l’Organisation des Nations Unies à San Francisco. La fin de la guerre froide, les attentats terroristes du 11 septembre contre les Etats-Unis ont, eux aussi, marqué la fin d’une époque. Les Etats se sont tournés vers l’ONU. Celle-ci était là, déjà, comme une pierre angulaire. Le monde ne connaitra pas un nouveau congrès de Vienne, un nouveau traité de Versailles, un nouveau San Francisco. C’est l’Organisation des Nations Unies, cadre privilégié pour le multilatéralisme, qui constitue aujourd’hui un outil irremplaçable pour faire face aux problèmes mondiaux d’importance critique qui ne peuvent être réglés qu’en faisant appel aux ressources collectives et à la coopération de tous les pays.

L’ONU est depuis soixante-quinze ans le forum du monde, un « forum utile », selon le Général DE GAULLE. C’est une organisation intergouvernementale composée aujourd’hui de 193 Etats membres. 193 Etats membres, c’est 193 intérêts nationaux, 193 façons de penser et de voir le monde, 193 Etats à régime économique, social, politique et idéologique différents. L’ONU n’existe que par la volonté de ses Etats membres. L’échec des Nations Unies est donc celui des Etats qui la composent. Ce n’est pas l’ONU qu’il faut critiquer mais les Etats membres.

Emmanuel MBA ALLO

Ancien Ambassadeur du Gabon auprès des Nations Unies à New-York, puis à Genève et à Vienne

 
GR
 

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