Réagissant au projet d’appel à contribution lancé par le gouvernement dans le cadre du «dialogue national», Ibouanga Sosthène (docteur en anthropologie de l’Université Côte d’Azur) et Doukaga Ben Loïc (germaniste, attaché de recherche à l’Université de Brême), expriment ici leurs réserves sur la méthode de collecte des contributions proposent une démarche inductive.

«Il est évident que la mise en place d’institutions démocratiques ne saurait se faire par voie de sous-traitance ou en donnant procuration à une élite, soit-elle éclairée». © GabonReview

 

Ben Loïc Doukaga et Sosthène Ibouanga, respectivement attaché de recherche (Université de Brême) et anthropologue (Université Côte d’Azur). © D.R.

Au terme de la conférence de presse tenue par le Chef du gouvernement, le mercredi 27 septembre 2023, une partie importante de l’opinion gabonaise s’était réjouie de ce qu’il avait confirmé la nécessité d’une large consultation citoyenne, consultation qu’il a présentée comme condition sine qua non à l’idée d’un dialogue national véritablement inclusif. Dans le droit-fil de cette aspiration, le gouvernement a décliné à cet effet le mode opératoire par lequel cet apport citoyen devrait se faire, ainsi que l’appel à contribution rendu public le 02 octobre 2023 en précise les contours. Eu égard à cela, deux points essentiels constituent le substrat du présent propos. D’une part, nous y exprimons nos réserves sur le procédé mis en place pour recueillir les contributions citoyennes et, d’autre part, nous proposons une approche inductive afin de tempérer les discriminations liées à une méthode qui fait la part belle à l’écrit.

Contributions exclusivement écrites ou filtre aristocratique ?

Par-delà sa portée assurément salutaire, l’objectif visé nous conduit à penser que la méthode retenue pour contribuer au grand débat écarte de facto une partie importante de Gabonaises et Gabonais, et ce, pour au moins quatre raisons essentielles. Premièrement, la possibilité de contribuer uniquement par écrit constitue manifestement un facteur d’exclusion, car rédiger n’est pas encore à ce jour une compétence vis-à-vis de laquelle on pourrait estimer que tous les citoyens sont égaux.

À cela, s’ajoute un deuxième facteur prohibitif. Il s’agit de la maîtrise du traitement informatique de textes. En précisant le caractère et l’interligne, nous soumettons tacitement la possibilité de contribution à un critère capacitaire qui nous éloigne de l’objectif d’un dialogue inclusif comme il l’a si bien souhaité.

Le troisième élément discriminant porte sur l’ancrage territorial du dialogue national. Libreville est certes la capitale politique du Gabon, mais nous devons prendre garde de ce que ce moment important qu’est le dialogue national ne soit pas circonscrit aux résidents de Libreville et aux communautés gabonaises vivant à l’étranger.

Enfin, la quatrième réserve a trait à l’appréciation des contributions écrites. Quid de la faisabilité d’une telle entreprise au regard du nombre de pages à lire ? Sur quelle base les lecteurs des différentes contributions vont-ils décider qu’une proposition est digne d’être débattue et pas une autre ? Parce que l’ordre du jour du dialogue national en dépend, il est important d’atténuer l’arbitraire qui caractérise cette approche.

Soucieux de donner une assise populaire à ce grand débat national, il est évident que la mise en place d’institutions démocratiques ne saurait se faire par voie de sous-traitance ou en donnant procuration à une élite, soit-elle éclairée. Il va sans dire que les comportements démocratiques tant espérés ne naissent pas ex nihilo. Ils ne s’obtiennent qu’à l’épreuve de l’expérience vécue de la discussion publique des idées politiques. Nelson Mandela nous enseigne que « tout ce qui est fait pour moi, sans moi, est fait contre moi ». Cette invitation devrait nous inspirer à rompre avec le paternalisme des experts et autres « évolués » de notre époque. Car la démocratie s’étiole à chaque fois qu’une élite fait sécession en faisant l’économie de la parole de ce au nom de qui elle prétend parler.

Pour une approche inductive

Tout bien considéré, dans l’optique de minimiser les écueils méthodologiques susmentionnés afin de parvenir à un dialogue national, véritablement inclusif, nous proposons une méthode inductive pour ce qui est de la collecte des contributions. En raison de la complexité socio-politique du Gabon, nous suggérons une approche qui consiste à procéder par généralisation progressive, c’est-à-dire à sectionner le problème pour mieux l’étudier et ensuite le résoudre (Descartes). Ainsi, ce processus serait-il constitué de trois phases cruciales.

(1)        La première porte sur la préparation du dialogue national. Elle consisterait à définir les objectifs et les modalités du dialogue, ainsi qu’à mettre en place les structures et les mécanismes nécessaires pour sa mise en œuvre. Cela devrait inclure la nomination d’un comité d’organisation, la création de groupes de travail thématiques et la définition du calendrier des consultations qui seraient ventilées par tous les canaux de communication, aussi bien en français que dans les langues gabonaises pour atteindre toutes les couches sociales du Gabon. Pour cette phase préparatoire, il s’agirait par exemple d’expliquer ce qu’est un processus constituant et de rappeler la responsabilité des citoyens et citoyennes en pareille circonstance, afin que ceux-ci sortent des réflexes oligarchiques qui les ont souvent amenés à confier cette tâche à d’autres.

(2)        S’agissant de la deuxième phase relative à la consultation des populations, nous suggérons d’organiser des dialogues à l’échelle des subdivisions administratives du pays et, bien entendu, au sein de nos représentations diplomatiques pour les Gabonaises et Gabonais résidant à l’étranger. D’abord, à l’échelle départementale, ces consultations devraient être l’occasion d’un débat libre où les sages, les jeunes, les confessions religieuses, les opérateurs économiques, les traditionalistes, les associations de femmes, les cadres, les intellectuels et tout résident des territoires concernés, souhaitant participer au débat, proposeraient leurs idées sur le plan institutionnel, politique, économique, social, culturel et religieux. Ainsi, des équipes dûment désignées se chargeraient de rédiger des rapports de ces échanges. Ensuite, les rapports synthétiques des discussions tenues dans les 48 départements nourriraient le débat au niveau provincial. Cette étape, qui constitue l’épine dorsale du dialogue, permettrait d’éviter toute caporalisation des idées par une certaine élite et donnerait une assise effectivement nationale au processus constituant en couvrant tout le territoire.

Il convient d’indiquer que les consultations provinciales consisteraient pour chaque province, à débattre et à analyser les rapports départementaux. Cette étape, aussi importante que la première, consisterait à concevoir sur la base des corpus collectés et, bien sûr, de possibles nouvelles idées, un rapport consensuel de chaque province. Ces 9 rapports serviraient ensuite d’éléments de discussion à l’échelle nationale. Cette étape de la discussion sera précédée par la transmission de tous les rapports provinciaux aux institutions en charge de l’organisation du dialogue national. Cette généralisation progressive permettrait par exemple d’impliquer tous les Gabonais et Gabonaises où qu’il soit sur le territoire.

À propos des consultations à l’échelle internationale avec la Diaspora, elles seraient menées dans les ambassades sous la direction d’un coordonnateur délégué par le CTRI. Il serait question pour la Diaspora, d’une part, de faire un diagnostic complet sur leurs problèmes et besoins et, d’autre part, sur les réformes institutionnelles, politiques, économiques, sociales et culturelles du pays. Au terme de ces consultations, un rapport final contenant des propositions et recommandations serait transmis aux institutions en charge de la préparation du dialogue national. Nous pensons que ce format rendrait le dialogue national plus inclusif et permettrait aux experts de recevoir et de travailler sur un corpus dont le volume resterait raisonnable.

(3)        Enfin, la dernière phase, celle du dialogue national, permettrait d’organiser une rencontre nationale à l’occasion de laquelle les différentes parties prenantes discuteraient des contributions issues des consultations provinciales et celles de la Diaspora. À celles-ci, s’ajouteraient les idées émanant des institutions de la transition, celles de la société civile, des partis politiques, des confessions religieuses et des opérateurs économiques. En effet, l’apport des derniers acteurs cités permettrait de dépasser le caractère agrégatif des contributions provinciales en complétant ces visions locales du pays par des regards généraux, grâce auxquels l’État deviendrait pensable à partir d’une perspective centraliste. L’équilibre en matière de contributions se situe, nous semble-t-il, à la confluence de ces deux dimensions : locale et nationale.  Par ailleurs, de ce grand dialogue national, devrait ressortir un rapport final consensuel portant sur la (re)fondation des institutions démocratiques. Avec le concours des partenaires internationaux, les autorités de la transition et l’ensemble des parties prenantes devraient s’engager à adopter une loi pour donner force exécutoire aux conclusions de ces assises nationales.

En somme, le souci d’éviter de transformer ce dialogue en foire d’empoigne ne doit pas entamer les vertus cathartiques d’un échange direct et populaire. Le dialogue national s’inscrit assurément dans la perspective de fondation d’une démocratie substantielle par l’établissement d’un État de droit. Le succès du processus de transition vers une démocratie nous parait étroitement lié au degré d’élaboration véritablement collective des futures institutions. Aussi, l’une des particularités de nos États postcoloniaux est qu’ils sont en général le produit de réflexions étrangères à l’histoire de nos sociétés. L’opportunité nous est à présent donnée de concevoir les normes fondamentales de notre pays, afin que l’État cesse d’être « une fiction sociologique ». La stabilité et le développement du pays n’étant possible qu’avec une intégrité certaine, l’avènement d’institutions fortes ne se situe pas que dans la cohérence implacable d’un système de normes, mais aussi et surtout dans l’intégration du peuple au processus d’élaboration collective de celles-ci. Le rôle du peuple ne peut et ne devrait pas se réduire à approuver (ou pas) par voie référendaire des normes qu’une élite aura produite. Pour cette raison, cette approche inductive et décentralisée nous semble tempérer les effets oligarchiques qui marquent le mode de collecte des contributions à l’œuvre actuellement.

Doukaga Ben LoïcGermaniste (Attaché de recherche, Université de Brême)

Dr. Ibouanga Sosthène, Anthropologue (Université Côte d’Azur)

.

 
GR
 

2 Commentaires

  1. JB dit :

    Bjr à tous et à toutes!
    Nous cherchons un modèle de démocratie pour notre pays le Gabon. Les modèles de démocraties existent autour de nous.Certains pays l’appliquent avec plus ou moins de succès car le modèle parfait n’existe pas. Pour exemple je vais citer les modèles ou régimes parlementaires de certains pays du Nord de l’Europe. Mais le problème du Gabon pour ne pas dire du gabonais est dans l’application des textes et le contrôle de ceux qui sont censés donner l’exemple. Il nous faut donc des contre-pouvoirs forts

  2. DesireNGUEMANZONG dit :

    Bonjour Messieurs les chercheurs,

    Vous faites partis des « élites » du pays. Donc vous ne pouvez pas nous imposer votre méthode inductive par écrit. Car vous supposez que l’écrit est un « filtre aristocratique ». Dois-je vous rappeler que selon la Constitution gabonaise (Aujourd’hui la Chartre de transition, dans son article 5), la langue officielle est le français. Environ 40 patois locaux coexistent au Gabon. Imaginez-vous le coût d’une telle opération de traduction (d’adaptation en dialectes locales). Le principe adopté par le CTRI est fondé sur le temps (en gagner) et l’économie des coûts (réduire les dépenses de la transition). Ce qui m’inquiète par ailleurs est l’absence de données dans votre analyse.

    Vous nous avez pas donné (1) le taux d’analphabétisation , (2) de scolarisation et (3) d’accès à internet des gabonais(se). Auquel cas, comment peut-on conclure qu’il y a une « discrimination » du peuple quant à la méthode employée pour la consultation nationale. Votre analyse est a priori: sans fondement « scientifique ».

    De plus, vous oubliez dans votre analyse la dimension temporelle. Toutes les mesures que vous proposez méritent un chronogramme précis. La mise en oeuvre de votre méthode « inductive » manque de rigueur.

    Votre tribune est séduisante d’un point de vue intellectuel, mais me paraît YAKAFOKONNISTE (1).

    (1) Yakafokon : Solutions simplistes et irréalistes car négligeant des obstacles majeurs.

    Cordialement à vous.

Poster un commentaire