Vingt ans déjà, à partir de ce 20 décembre 2021, que Léopold Sédar Senghor a quitté la planète des hommes. A cette occasion, Flavien Enongoué, ambassadeur du Gabon en Italie, qui n’a pu prendre part à l’hommage rendu au poète-président le 16 décembre 2021 à la Maison de l’Amérique latine, à Paris, livre ici son rapport au poète, écrivain et premier Africain à siéger à l’Académie française. Également professeur de philosophie à l’Université Omar-Bongo, le diplomate gabonais interroge le trait d’union, entre Rome et l’Eurafrique, que tirait celui qui a subi tant de  «procès d’intention pour avoir prétendument confiné le nègre à l’émotivité».

Léopold Sédar Senghor, poète, écrivain, premier président de la République du Sénégal et premier Africain à siéger à l’Académie française. ©Frilet/Sipa

 

Flavien Enongoué, ambassadeur du Gabon en Italie et professeur de philosophie à l’Université Omar-Bongo. © D.R.

Il y a vingt ans, nous quittait définitivement pour l’autre rive, à 95 ans, Léopold Sédar Senghor, poète et ancien président de la République du Sénégal, né le 9 octobre 1906 à Joal (Sénégal) et mort le 20 décembre 2001 à Veron (France). Quand la triste nouvelle fut tombée, j’eus le regret, étudiant en France, que la providence divine ne le laissât pas devenir centenaire. C’est que je n’entretenais pas avec son œuvre la relation polémique que nombre d’étudiants africains en philosophie revendiquaient volontiers, lui instruisant, plus à tort qu’à raison, tant de procès d’intention, dont celui d’avoir prétendument confiné le nègre à l’émotivité. Au contraire, j’en étais très matinalement tombé en admiration philosophique, car habité par un émerveillement privé toutefois de l’écueil de l’excès et se faisant « fille du savoir », selon le joli mot de Joseph Joubert (Pensées, essais, maximes, [1842], réed. Hachette Livres/BNF, 2016).

Je dois à la lecture de deux philosophes africains de m’avoir par la suite conforté dans ce sentiment : son compatriote Souleymane Bachir Diagne, en particulier son Bergson postcolonial. L’élan vital dans la pensée de Léopold Sédar Senghor et Mohamed Iqbal (Paris, CNRS Éditions, 2011), et l’un de mes maîtres à l’Université Omar Bongo de Libreville, Bonaventure Mvé Ondo, qui eut le privilège de le fréquenter pour, notamment, cerner l’écart différentiel entre les rationalités occidentale et africaine (À chacun sa raison : raison occidentale et raison africaine, Paris, L’Harmattan, 2013). J’avais déjà longuement expliqué ailleurs, précisément dans un article sur « Hegel à Bangui », pourquoi Senghor avait été un grand homme, dont on disposait à la fois des idées et de l’action, finalement d’une œuvre accomplie, pour se construire une opinion personnelle raisonnée : « D’avoir perçu très tôt ce qu’il avait à perdre comme prestige historique à prolonger indéfiniment sa présence à la tête du Sénégal, dans un contexte qui avait changé, Léopold Sédar Senghor fit le geste qui le propulsa dans l’arène des grands hommes : le retrait volontaire du pouvoir, en démissionnant le 31 décembre 1980. Il évoqua son grand âge (74 ans) et son opposition de principe à la présidence à vie, tout le contraire de Jean-Bedel Bokassa. » (cf. L’Afrique dans les bruissements du monde, Tome 2 : Au miroir du monde, Paris, Descartes & Cie, 2019, [p.49-96], p.82).

C’est donc avec un immense regret que je n’ai malheureusement pas honoré l’invitation de l’Assemblée Parlementaire de la Francophonie (APF) à prendre part à la soirée d’hommage à Senghor, qu’elle a organisée le 16 décembre 2021 à la Maison de l’Amérique latine, à Paris, sous le thème : « La Francophonie : l’universalité pour horizon ». J’avais pourtant quelques mots à dire, pour avoir consacré des minutieuses analyses à l’universalisme cosmopolitique de Senghor dans un ouvrage collectif que j’avais coordonné avec Patrick Mouguiama-Daouda, La francophonie en procès. Quelques pièces gabonaises du dossier (Paris, Descartes & Cie, 2019), dont Youma Fall nous fit l’amitié d’une brève mais dense postface qu’elle conclut par un éloge du « banquet de l’universel ».

Retenu à Rome pour des obligations professionnelles, en l’occurrence la cérémonie des vœux du corps diplomatique au président Sergio Mattarella, qui avait lieu le même jour en fin d’après-midi, le rendez-vous manqué de la Maison de l’Amérique latine m’a fort heureusement permis d’interroger le trait d’union que Senghor tirait entre Rome et l’Eurafrique. Pourquoi prêta-t-il sa science et sa notoriété politique à la promotion de l’Eurafrique, une composante du projet colonial, née à la fin du XIXème siècle, et qui survécut aux indépendances sous certaines formes ?

Pour le comprendre, il importe d’entendre résonner les mots qu’il prononça, le 30 octobre 1962, lors de sa réception au Capitole par le conseil municipal de Rome, deux ans seulement après son accession à la magistrature suprême : « La mission de Rome n’est pas terminée si j’entends par Rome la Latinité : cette culture, ses valeurs de civilisation qui, héritées d’Athènes et organisées par Rome, ont jadis informé l’Europe et, depuis la Renaissance, l’Amérique, l’Afrique, une partie de l’Asie. Il se trouve que nous sommes, en Afrique, une vingtaine d’États et de territoires dont les élites ont été nourries du lait de la Louve, sont les filles du Capitole. J’ai conscience d’accomplir un devoir filial en venant aujourd’hui sur la Colline sainte, rendre hommage à la Latinité : esprit de la Civilisation romaine. » (Léopold Sédar Senghor, Liberté I., Paris, Seuil, 1964, p. 154).

Ce n’est pas que le poète-président ignorait l’histoire, ou qu’il voulait l’occulter, nier les blessures, le « fardeau », pour reprendre l’expression du philosophe allemand Emmanuel Kant, il s’attela plutôt à repérer la part diurne généralement masquée par la part nocturne. D’où cet éloge de la latinité : « La Latinité c’est d’abord le sens de l’humain, le respect de la personne humaine par-delà races et religions. Je sais bien que ce sens de l’humain est venu d’Orient à Rome par la religion. Je sais bien que la conquête romaine fut implacable. Les flammes de Carthage agonisant brûlent encore nos cerveaux africains. C’est le côté négatif de toute colonisation. Ce qui compte en définitive, ce qui est positif, c’est l’Édit de Caracalla, aboutissement de la politique d’assimilation des Empereurs. C’est le droit de citoyenneté romaine, l’égalité, accordée à tous les hommes libres de l’Empire. Le miracle latin est que Rome fut la première puissance mondiale à concevoir l’idée nationale par-delà races, religions et continents, de l’avoir réalisée au profit de tous les hommes, en un mot, d’avoir, la première, pensé sub specie universalis. » (Leopold Sédar Senghor, op. cit.).

Est donc clairement affirmée chez lui, à travers la notion d’Eurafrique, la volonté de promouvoir ce que l’histoire a donné en partage à l’Europe et à l’Afrique dans l’expérience de la rencontre, pour le léguer en héritage précieux aux générations futures. La reconstitution de la trajectoire historique de cette notion dans l’œuvre de Senghor ne manquerait pas d’intérêt théorique. Mais là n’est pas le sens de mon propos, qui consiste plutôt à saisir et comprendre ce qu’elle porte comme projet politico-philosophique. Et mon interprétation est que le poète-président visait à explorer les voies et moyens susceptibles d’aider l’Afrique et l’Europe à surmonter l’échec des greffes forcées ayant marqué la longue histoire de leurs rendez-vous manqués : l’esclavage et la colonisation.

Á deux mois du prochain Sommet Europe-Afrique, prévu à Bruxelles (Belgique) les 17 et 18 février 2022, on peut espérer – et il n’y a aucune raison qu’il en soit autrement – que l’ombre de Senghor et des autres pionniers, architectes de ladite relation, hantera l’esprit des participants, en particulier africains ; à commencer par celui du président Macky Sall, son lointain successeur à la tête du Sénégal, en sa qualité de Président en exercice de l’Union Africaine.

Entre les représentants de ces deux continents que l’histoire et la géographie condamnent à imaginer un avenir commun, on traitera certainement de la crise sanitaire de la Covid-19, des défis sécuritaires et environnementaux, de la coopération économique, des relations diplomatiques, dans la perspective du renforcement ou de l’approfondissement. Mais une question vaudrait bien la peine d’être posée sur la table des négociations : l’Europe se voudrait-elle encore la digne héritière du miracle latin, qui conduisit, d’après Senghor, Rome à concevoir l’idée nationale par-delà races, religions et cultures ? La grisaille du présent ici et là rend la question inévitable et l’urgence d’y répondre indispensable, car la pensabilité de cet avenir commun en dépend.

L’un des plus grands parmi les philosophes politiques italiens contemporains, Roberto Esposito, que j’avais connu au début des années 2000, en lisant son merveilleux livre Communitas : origine et destin de la communauté (Paris, PUF, 2000), vient de poser à sa manière, c’est-à-dire densement philosophique, une question similaire dans un nouveau livre au titre éloquent : Immunitas. Protection et négation de la vie (Paris, Seuil, 2021). Sa réponse fait joyeusement écho à l’éloge que Senghor fit de la latinité en 1962 au Capitole : « Le commun ne peut être préservé, d’après Roberto Esposito, que s’il intègre en son sein un corps étranger qui l’expose à un risque permanent ».

C’est le cœur saisi de ravissement, comme naguère Sain Paul, que j’ai lu récemment ces mots. Qu’en sera-t-il à Bruxelles dans deux mois, lors des débats autour de la refondation de l’Eurafrique ? Entendre résonner ces mots pendant le sommet serait notamment un formidable hommage rendu à Senghor, juste vingt ans après sa mort.

Flavien ENONGOUÉ

Ambassadeur du Gabon en Italie.

 
GR
 

1 Commentaire

  1. Gayo dit :

    D’avoir perçu très tôt ce qu’il avait à perdre comme prestige historique à prolonger indéfiniment sa présence à la tête du Sénégal, dans un contexte qui avait changé, Léopold Sédar Senghor fit le geste qui le propulsa dans l’arène des grands hommes : le retrait volontaire du pouvoir, en démissionnant le 31 décembre 1980. Pourtant tu soutiens et défend avec autant de cynisme un Bongo qui plus proche du diabolisme est l’opposé de la grandeur de Senghor préférant entrainer tout le pays dans sa maladie, parce que c’est un vaut rien qui n’a aucune héritage noble à laisser à son pays, l’Afrique et l’humanité. Une saleté pour l’histoire ces Bongo que tu soutiens pour l’argent.

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