Anthropologue et chercheure au Département de Recherche sur les Dynamiques Sociales (DRDS) de l’Institut de Recherche en Sciences Humaines (IRSH), du Centre National de la Recherche Scientifique et Technologique (CENAREST) du Gabon, Linda Joëlle Badjina Egombengani tente de démontrer l’existence d’une fidélisation de la clientèle dans le secteur de la pêche artisanale maritime. Stratégie de vente quelque peu contestée par certains acteurs de ce secteur d’activité, la fidélisation de la clientèle permet tout de même la pérennisation, l’amélioration des revenus et des conditions de travail et de vie pour d’autres.

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La fidélisation de clients est un phénomène couramment observé chez les opérateurs économiques de tous ordres et qu’il importe de saisir sous la double lecture de la pratique et de la stratégie employées généralement, par ces derniers, pour se constituer une clientèle permanente. Il s’agit, par cette démarche, de créer avec un client ou des groupes de clients des relations particulières durables. Lesquelles vont être entretenues par un certain nombre d’« opérations de charmes » ou de petites attentions multipliées par le commerçant, dans le but de les aguicher et de créer un attachement à lui ou une envie permanente de recourir à sa structure, pour se ravitailler en produits recherchés. Des liens de cette nature commencent parfois à prendre forme, donc à se nouer, soit au premier contact soit par la prise de conscience du sentiment d’habitude véhiculé par l’impression du commerçant de la régularité du client. C’est en général lui qui est à l’initiative. L’entreprise de séduction, car elle en est bien une, obéit à un schéma déjà bien rodé qui s’ouvre avec la qualité de l’accueil, que le commerçant s’applique à soigner, et plus important encore, la qualité de ses rayons, autrement dit ses produits.

Ici au Gabon, dans le milieu de la grande distribution, à l’instar des grands groupes de la place, la stratégie se traduit par la remise des cartes de fidélité, en vue de profiter plus tard d’éventuelles remises de prix, les prix promotionnels de certaines denrées ou le journal promotionnel du magasin. Ceci est aussi vrai à l’extérieur, en Afrique ou en dehors du continent, notamment en Occident, considéré à tort ou à raison comme l’usine des modèles de nos supermarchés et des stratégies de vente exposées ici. Celles-ci ne visent en réalité qu’un seul objectif : garantir la rentabilité de l’entreprise. La comparaison est tout aussi soutenable avec le petit commerce qui emploie les mêmes recettes certes, relativement modérées par des légères nuances. Il en va ainsi de l’exemple de la pêche artisanale maritime qui retient notre attention. En effet, à cette échelle, le commerçant joue bien de stratégies comme de tisser des liens amicaux avec les clients dans le but de les capter et à long terme les fidéliser. Cette tactique est nourrie par la pratique des rabais des prix, des petites faveurs ou petits cadeaux de tout genre. Laquelle crée des sentiments d’attachement et de préférence chez le client pour un commerce ou une entreprise qui le « traite bien ».

Catégorisation sociale de la clientèle

Dans le secteur de la pêche artisanale maritime pratiquée dans la province de l’Estuaire, c’est en effet un fait courant et observable lors des contacts entre les acteurs de la pêche, à l’instar des pêcheurs, des mareyeurs, des commerçants détaillants et même des écailleurs, et leur clientèle. Â partir de l’observation directe des activités et des entretiens passés avec les acteurs de la pêche, il ressort deux catégories de clients : les clients potentiels ou nouveaux clients, les anciens clients encore appelés « les abonnés » ou clients fidèles. Les techniques d’approche et de fidélisation utilisées envers l’une ou l’autre catégorie de clients sont différentes. Ainsi, pour ce qui est des nouveaux clients ou clients potentiels, aucun moyen particulier n’est mis en place pour les attirer comme le soulignent des commerçants du Centre d’appui à la pêche artisanale de Libreville (CAPAL) : « les clients viennent au CAPAL pour acheter du poisson sans avoir besoin de les appeler ou de faire une quelconque publicité » (homme, pêcheur); « on n’appelle pas les gens, ils connaissent ici et viennent de leur propre gré » (homme, vendeur); « quand le poisson arrive au port, les clients arrivent aussi sans effet d’annonce (homme, vendeur)».

Le constat n’est pas le même lorsqu’il s’agit des anciens clients encore appelés « les abonnés » ou clients fidèles : un traitement de faveur leur est réservé. La fidélisation de la clientèle dans ce contexte se traduit souvent par des rapports privilégiés qui se concrétisent par un échange de cartes de visite ou de numéros de téléphone portable entre un commerçant et un client. C’est en effet un moyen pour un pêcheur, un mareyeur, un écailleur ou commerçant de poisson de « maintenir » le contact avec son client, en vue de lui offrir la primeur de l’information quant au moment d’arrivée du poisson au débarcadère et donc une exclusivité à l’accès aux meilleurs produits. Par exemple pour fidéliser sa clientèle, le pêcheur ou le commerçant va offrir quelques poissons en plus à son client et pendant les pénuries de poissons dans les marchés, il va prioriser ses clients fidèles en leur réservant du poisson. De plus, au-delà de l’achat des produits de la pêche, l’exclusivité offerte aux clients leur permet d’avoir accès à d’autres services (transport des courses, etc.), avec en prime la garantie d’un service de qualité. Des commerçants de poisson confirment cet état de fait : « il y a des revendeuses et elle disposent des pirogues. Quand les pêcheurs arrivent au port avec leurs pirogues, les revendeuses prennent le poisson et revendent à leurs abonnés » (homme, écailleur); « les clients qui viennent régulièrement sont privilégiés par rapport aux clients non réguliers » (femme, vendeuse de poisson) ; « oui, on donne des cartes de visite et on offre du poisson aux clients fidèles qui sont réguliers » (homme, vendeur de poisson). Mais parfois, l’initiative d’avoir la primeur voire l’exclusivité dans l’achat du poisson, vient du client lui-même comme le dit ce commerçant : « oui, il y a certains clients qui laissent leurs numéros de téléphone pour être avertis à l’arrivée du poisson » (homme, pêcheur). Toutefois, tous les acteurs du secteur pêche n’encouragent pas la pratique de la fidélisation de la clientèle à cause d’un risque de tensions entre eux : « on ne peut pas faire cela parce que ça va entraîner des problèmes lors de la distribution du poisson et les autres clients seront mécontents » (homme, vendeur de poisson); « il y a des clients-commerçants avec qui nous sommes en contact. On les connaît, par conséquent ils n’ont pas besoin de se mélanger avec les autres clients » (homme, pêcheur).

Contradictions ou controverses autour de la fidélisation de la clientèle

Il y a ceux qui croient à l’efficacité de la fidélisation de la clientèle et pour eux, celle-ci a pour objectifs l’augmentation des revenus, l’amélioration des conditions de travail et des conditions de vie, en témoignent les avis de quelques pêcheurs rencontrés au CAPAL : « payer plus de poissons et de revendre » (femme, vendeuse de poisson); « faire des tontines, acheter une pirogue, acheter des filets et surtout pour satisfaire nos besoins » (homme, pêcheur); « rattraper la perte subie due au contrôle excessif en mer » (homme, pêcheur). Et puis, il y a ceux qui ne croient pas à l’efficacité de la fidélisation de la clientèle pour augmenter leur revenu, mais qui s’en remettent au hasard et à la providence : « On ne peut pas avoir des clients fidèles car on est nombreux. Les clients vont vers les pêcheurs qui ont les poissons qu’ils veulent ; on ne voit pas les mêmes clients tout le temps » (homme, pêcheur) ; « on n’a pas une augmentation accrue du revenu » (homme, vendeur de poissons); « l’augmentation du revenu n’est pas souvent le cas. Il y a des jours où on perd, il y a des jours où on gagne. Quand le moteur tombe en panne, il faut arranger. Ceux qui ont des filets gagnent un peu plus que ceux qui ont les hameçons. Et pendant la saison sèche, les poissons repartent au large contrairement en saison des pluies ou le bénéfice est vraiment élevé » (homme, pêcheur) ; « ici au CAPAL, le revenu dépend du prix du poisson. Le prix du poisson varie selon le nombre de kilogrammes. Un kilogramme c’est 2000 francs CFA. Pour les revendeurs, ils revendent à 2500 francs CFA. Il faut pouvoir revendre tout ce que l’on a acheté pour avoir un bénéfice » (homme, vendeur).

En somme, la fidélisation de la clientèle est une pratique courante chez la majeure partie des pêcheurs artisans et autres acteurs du secteur de la pêche artisanale maritime. Elle a pour but d’assurer une fréquentation constante de leurs commerces et partant leur pérennisation, d’améliorer leurs revenus, leurs conditions de travail et de vie, en réduisant les pertes engendrées parfois par les contrôles et saisies de pirogues en mer. En effet, la perte de leur matériel de pêche en mer ou le paiement d’une taxe peut les conduire, à leur arrivée au port, à privilégier certains clients (leurs « abonnés ») au détriment d’autres (les nouveaux ou clients potentiels). Et cet état de fait suscite des plaintes auprès de la population, qui y voit une forme de discrimination.

BADJINA EGOMBENGANI Linda Joëlle

Docteure en Anthropologie sociale et culturelle,

Attachée de recherche à l’Institut de Recherche en Sciences Humaines (IRSH)/CENAREST

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Références bibliographiques

Badjina Egombengani L.J., 2011, Dynamique des changements dans l’activité de la pêche au Gabon de 1900 à nos jours, Université de Bordeaux 2, Thèse de doctorat, 454p.

Comier-Salem M-C., 2000, « Appropriation des ressources, enjeu foncier et espace halieutique sur le littoral ouest-africain », in Les pêches piroguières en Afrique de l’Ouest : pouvoirs, mobilités, marchés, Paris, Karthala, p. 205-229.

Le code des pêches et de l’aquaculture : Loi n°15/2005 du 8 aout 2005 portant cade des pêches et de l’aquaculture en République gabonaise, Hebdo informations n°514-28 janvier-11 février 2006.

Amand R. (2011), Socio-anthropologie des marins pêcheurs, Paris, L’Harmattan.

Ekouala L. (2013), Le développement durable et le secteur des pêches et de l’aquaculture au Gabon : une étude de la gestion durable des ressources halieutiques et leur écosystème dans les provinces de l’Estuaire et de l’Ogooué Maritime. Histoire. Université du Littoral Côte d’Opale, 2013. Français. NNT : 2013DUNK0312ff. fftel-00840968, https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00840968, consulté le 12 septembre 2022.

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GR
 

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