Souvent publié sur GabonReview, Augustin Emane* examine ici les enjeux sociaux ayant émergé aux côtés de la crise politique. Il explore les revendications des travailleurs gabonais concernant les salaires, le respect du temps de travail et les licenciements abusifs. Dans ce contexte, il propose une réflexion sur les solutions possibles pour apaiser ces tensions sociales, en mettant l’accent sur l’application de la législation du travail, la révision du Code du travail, et l’extension de la couverture sociale. Une analyse approfondie des défis actuels et des perspectives de réforme au Gabon.

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* Augustin Emane, Maître de Conférences HDR à la Faculté de Droit de Nantes, DCS Droit et changement Social, Point Sud Institute de Bamako, Avocat, Consultant du Think Tank  »Essor ». © D.R.

Si la crise politique latente et sournoise que l’on notait depuis de nombreuses années déjà a conduit à la déflagration du 30 août 2023, cet événement a également été le révélateur d’autres malaises ou dysfonctionnements qui traversaient la société gabonaise, comme l’ont d’ailleurs reconnu les rédacteurs de la Charte de la Transition. Le vent de liberté qui souffle sur le pays, et le fait que les médias, publics notamment, s’intéressent désormais aux questions sociales a permis de donner une énorme publicité aux mouvements sociaux qui semblent naître comme champignons après la rosée et se multiplient comme des petits pains depuis deux mois maintenant. Pas un jour ne se passe sans qu’il ne soit fait mention d’un mouvement d’humeur dans telle ou telle entreprise, et aucune province ne semble épargnée. Si cette agitation est éparse pour le moment, elle ne manque pas d’interroger l’ensemble des citoyens. Il y aurait en effet, aux dires de quelques observateurs, un risque d’embrasement social qui n’est pas à écarter.

Pour l’endiguer, quoi de plus naturel chez certains que de se tourner vers ce passé dans lequel se situe l’âge d’or, avec quelques recettes déjà éprouvées que l’on sollicite. Parmi celles-ci, il y a la figure de la Trêve sociale qui avait eu à défaut d’un succès avéré, un grand retentissement. Il faudrait donc passer par un accord comme en 2003 pour apaiser les tensions sociales qui se manifestent. Pour d’autres, la solution idoine consiste en la création d’une instance qui permettrait aux partenaires sociaux de se parler, ce qui préviendrait ainsi les conflits (Dieudonné Minlama Mintogo, Gabonreview, 5 octobre 2023). Un dernier groupe de compatriotes encore plus ambitieux appellent de ses vœux un grand soir, avec mise à plat de l’actuel Code du travail datant de 2021, et qui devrait déjà être revu de fond en comble.

Si ces solutions, sont a priori séduisantes, et méritent assurément qu’on s’y arrête, il n’en demeure pas moins qu’au regard de ce que l’on peut observer, elles font davantage penser à des réponses asymétriques. Pour s’en convaincre, il suffit d’entendre ce que disent les salariés gabonais aujourd’hui. Dans les propos qui sont relayés par les médias, il nous revient que les salariés se plaignent d’être mal traités et maltraités. Les griefs se concentrent sur un certain nombre de points relatifs à l’application de la législation du travail, et qui sont au cœur du contrat de travail. C’est la raison pour laquelle, il nous paraît plus judicieux de nous focaliser sur cette conjoncture, pour voir ce qui peut être fait concrètement, et de manière réaliste en relation avec les demandes formulées. Il serait néanmoins réducteur dans la phase que traverse le pays aujourd’hui de faire l’économie de quelques propositions pour améliorer l’existant, et prévenir les conflits qui apparaissent et continueront d’apparaître dans cette séquence de liberté. Cela nous conduira dans un second temps à conjecturer sur d’éventuelles réformes à entreprendre dans les relations de travail.

         I. La conjoncture actuelle

Les mouvements sociaux que l’on observe depuis le 30 août 2023, et qui sont relayés par la presse gabonaise, ont quasiment le même dénominateur commun : le nom respect des règles en vigueur. La revendication que l’on entend le plus touche aux salaires qui, soit ne sont pas payés régulièrement, soit font l’objet de retards insupportables. La question du respect du temps de travail revient également de manière récurrente avec des salariés obligés de travailler sans compter les heures, et surtout sans que celles-ci soient correctement rémunérées. Il y a enfin des conflits non résolus relatifs aux licenciements qui, pour certains étaient abusifs, mais dont la résolution n’est toujours pas intervenue. La question que l’on pourrait se poser est de savoir comment on en est arrivé là.

La réponse passe en fait par la description du panorama du paysage social qui se donnait à voir jusqu’au 30 août 2023. Le cas de la Zone Economique de Nkok est de ce point de vue édifiant sur ce que pouvaient vivre les salariés. Des propos que nous avons pu recueillir, et dont par ailleurs la presse gabonaise se fait largement l’écho, le non-respect de certaines règles avaient été érigé en norme. Les employeurs ignoraient ils vraiment la législation gabonaise ? Personne ne peut répondre par la négative à cette interrogation. La vérité, c’est que certains employeurs se considéraient du fait de leur proximité avec le pouvoir comme intouchables. Que les salariés gabonais aient un emploi était déjà considéré comme une offrande, pourquoi s’encombrer du respect des règles ensuite ? Cet état de fait a été rendu possible également du fait de ce que nous appellerons en pesant nos mots, la faillite des inspecteurs du travail soit par peur, soit par corruption. Combien de compatriotes aujourd’hui lorsqu’il leur est conseillé de s’adresser à l’Inspecteur du travail acceptent de le faire ? Ils considèrent généralement que c’est peine perdue. On pourra reprocher parfois une part d’exagération dans la présentation de nos compatriotes (surtout ceux qui ne sont jamais allés voir un inspecteur et qui ne font que reprendre ce qui leur a été dit), mais la contester absolument c’est nier un certain nombre de faits troublants. La défiance ou la méfiance des salariés gabonais atteint également la personne des juges à qui il est reproché de s’aligner sur les positions patronales.

Au vu de ce panorama, il ne nous semble pas judicieux de proposer comme réponses une trêve sociale ou la création d’une instance qui viendrait régler ce genre de litiges. Pour bien cerner la différence avec ce qui est observé aujourd’hui, il faut se replonger sur les raisons de la trêve sociale en 2003. Celle-ci émanait d’une demande de l’Exécutif qui était en négociations d’un accord avec le FMI. C’est ce qu’Omar Bongo lui-même annonçait dans le Discours à la Nation du 16 août 2003 : « (…) il revient aux uns et aux autres de modérer les attitudes, afin d’éviter les ruptures qui ne profitent en réalité à personne. Lorsque surviennent celles-ci, les différents acteurs doivent savoir les résoudre en allant vers les autres. Mais en cette période de crise et dans l’intérêt supérieur de la Nation, je redis la nécessité d’une trêve sociale, négociée avec tous, acceptée par tous. Dans ce consensus, il ne faudra voir ni vainqueurs, ni vaincus ».

Par ailleurs, l’objet de la Trêve sociale était formulé en ces termes à l’article 1er de l’Accord portant trêve sociale : « Au sens du présent Protocole d’accord, la Trêve sociale s’entend comme la suspension négociée pendant un délai déterminé d’accord Parties de tout conflit social. »

L’article 2 poursuivait ainsi : « La Trêve sociale a pour objectif d’amener le Gouvernement et les Partenaires Sociaux, au vu de la situation économique et financière difficile du pays ainsi que des négociations en cours avec les bailleurs de fonds internationaux, à conclure un contrat social.

Le présent contrat consiste en la mise en place d’une plate-forme de travail commune devant conduire les Parties, pendant une période déterminée, à privilégier la négociation dans toute action. »

Dans la situation présente, aucun de ces éléments n’apparaît. L’article 11 de l’Accord de 2003 disposaient en son article 11 que : « Les Parties conviennent, au cours de la Trêve, de ne pas prendre de mesures ou poser des actes visant : L’augmentation de la masse salariale de l’État ou des entreprises ; L’augmentation de la pression fiscale, sauf cas de force majeure ». Aujourd’hui, hormis une sortie du responsable de la COSYGA sur l’augmentation des salaires, ce que les travailleurs demandent c’est essentiellement le respect de la loi que nous nous proposons de rappeler.

Lors de la formation du contrat de travail, l’article 19 du Code du travail indique que le salarié « s’engage à mettre son activité professionnelle sous la direction et l’autorité d’une autre personne qui s’oblige à lui payer en contrepartie une rémunération ». L’article 169 va dans le même sens en précisant que le salaire « est constitué d’une rémunération fixe à laquelle peuvent s’ajouter des commissions, des indemnités et des avantages en nature ».

S’agissant du montant de ce salaire, des travailleurs s’étant plaints à la télévision gabonaise de toucher des rémunérations de 50.000 CFA, rappelons ici les articles 179 instituant un « salaire minimum interprofessionnel garanti, (qui), constitue le minimum absolu en-dessous duquel il est interdit de rémunérer un travailleur ». Cette disposition est complétée par l’article 180 qui crée, « le revenu minimum mensuel, en abrégé RMM, (…) reconnu à tout travailleur dont le salaire brut mensuel est inférieur au montant fixé par décret ».

Ce salaire doit être payé aux conditions suivantes d’après l’article 182 : « A l’exception des professions pour lesquelles des usages établis prévoient une périodicité de paiement différente et qui seront déterminées par arrêté du Ministre en charge du Travail, le salaire doit être payé à intervalles réguliers ne pouvant excéder quinze jours pour les travailleurs à salaire horaire ou journalier, et un mois pour les travailleurs à salaire mensuel.

Toutefois, le travailleur journalier rémunéré au salaire horaire ou journalier, engagé pour une occupation de courte durée n’excédant pas une semaine, est payé chaque jour ou à la fin de la semaine.

Les paiements mensuels doivent être effectués au plus tard cinq jours après la fin du mois de travail qui donne droit au salaire.

Pour tout travail à la pièce ou au rendement dont l’exécution doit durer plus d’une quinzaine de jours, les dates de paiement peuvent être fixées de gré à gré, mais le travailleur doit recevoir chaque quinzaine des acomptes correspondant au moins à cinquante pour cent (50%) du salaire et être intégralement payé dans la quinzaine qui suit la livraison de l’ouvrage.

Les commissions acquises au cours d’un trimestre doivent être payées dans les trois mois suivant la fin de ce trimestre.

En cas de résiliation ou de rupture de contrat, les salaires et les indemnités doivent être payés dès la cessation de service. »

Ce qui vient d’être illustré relativement aux salaires vaut pour le respect de la durée du travail (articles 196 à 200) ou encore pour la régularité et la légitimité des licenciements. D’autres conflits surgiront certainement sur bien des points de notre législation du travail (il suffit de penser à la prise en charge insatisfaisante des risques professionnels par exemple). C’est aux plus hautes autorités de l’Etat qu’il appartiendra alors de se poser non pas en sauveurs, mais en garants de l’application de la loi. Il ne peut en effet pas être demandé à des gens qui ne font que réclamer leur dû, de rester à attendre ! Ce serait au nom de quel principe ? Pour autant, l’on ne peut pas se contenter d’appeler uniquement au respect de la seule loi, il convient aussi d’indiquer quelques orientations pour l’existant.

     II. Les conjectures envisageables

Depuis le 30 août 2023, le Gabon étant entré dans une nouvelle ère, il est du devoir de chaque citoyen d’apporter un éclairage sur les termes dans lesquels il imagine l’avenir du pays. S’agissant des relations de travail et des normes qui les régissent dont nous avons dénoncé la violation plus haut, pour engager cet exercice, il serait judicieux de se focaliser sur quelques points, la liste n’étant pas exhaustive. Le choix que nous avons fait est de retenir ici deux points, qui nous paraissent dignes d’un grand intérêt à plus d’un titre.

Le premier chantier devrait concerner non pas la refonte du Code du travail comme le demandent certains fétichistes du changement des lois, mais l’amélioration de sa compréhension et de son application. Celle-ci passe notamment par la nécessité de combler les nombreuses lacunes que contient cette législation s’agissant justement des textes d’application. Le second chantier qui n’est pas celui auquel l’on pense spontanément, renvoie pourtant à un enjeu qui est au cœur des préoccupations du plus grand nombre, à savoir l’extension et l’amélioration de la couverture sociale de nos compatriotes.

Pour comprendre la nécessité de combler les lacunes du Code du travail, il faut partir de l’idée simple que la loi n’est qu’un texte à portée générale. Pour son application, elle doit être précisée par des textes d’origine réglementaire ou conventionnelle. Durant la phase de Transition que nous traversons, l’accent devrait être mis sur cette tâche d’une importance capitale.

Dans le Code du travail du 19 novembre 2021, nous avons relevé plus de 80 incises renvoyant à des textes d’application ainsi qu’à la négociation collective. Certes, des décrets ou des arrêtés existent déjà, mais force est de reconnaître que nombre d’entre eux sont pour le moins caduques. Un toilettage serait donc nécessaire en la matière. La même remarque vaut pour les renvois aux normes conventionnelles sachant que le Tronc Commun des Conventions collectives remonte à 1982. On pourra toujours arguer que le Gabon n’est pas une exception en la matière puisque la norme équivalente en Côte d’Ivoire remonte à 1977, et qu’au Mali des conventions datant de la période coloniale n’ont toujours pas été réformées. Dans le prolongement de cette méthode, il en sera de même pour les nombreuses zones d’ombre que l’on retrouve dans ce code qu’il s’agisse de notions qui y sont employées ou de secteurs qui mériteraient d’être davantage explicités. C’est le cas par exemple de la santé au travail dont l’importance ne ressort pas réellement dans le présent code, voire même de la place de la femme qui n’est envisagée que comme mère.

Pour atteindre cet objectif, il conviendra de réécrire totalement le Tronc Commun des conventions collectives. Ce sera en fait une convention-cadre s’appuyant sur le Chapitre VI du Titre II du Code du travail, avec des déclinaisons dans les différentes conventions sectorielles. Le Code du travail laissant une grande latitude aux conventions collectives, dès lors il appartient au Tronc commun de s’en emparer, ce qui introduirait de la flexibilité que certains souhaitent dans les relations de travail, sans avoir besoin de toucher à la loi.

La Transition serait également une aubaine pour expérimenter une nouvelle architecture des relations de travail au Gabon. C’est en ce sens que la suggestion du compatriote Dieudonné Minlama Mintogo peut présenter un certain intérêt. Ce conseil qu’il évoque peut être appréhendé comme un cadre dans lequel il y aurait une coproduction du droit par les partenaires sociaux, l’Etat se posant simplement en garant. Mais cette éventualité n’est possible que si l’on a des corps intermédiaires particulièrement forts, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. A cet égard, il peut être suggéré aux partenaires sociaux de s’inspirer de ce qui existe ailleurs dans le monde, en dehors de la France et de l’espace francophone. Une réflexion sur le modèle allemand avec le monopole du syndicalisme de branche (terme présente dans le code gabonais, mais jamais précisé) pourrait parfaitement être utile. Nous sommes renforcés dans cette conviction au regard de l’activité d’un syndicat comme l’ONEP, qui représente les intérêts des salariés de sa branche d’activité. En face de lui, il y a bien. Cette solution permettrait de dépasser l’émiettement syndical que l’on observe.

Le second chantier serait celui de la protection sociale complémentaire qui tarde à décoller dans notre pays. A l’heure actuelle, la CNAMGS gère trois fonds qui ne couvrent pas encore la totalité de la population (même si l’imminence du quatrième fonds était annoncée). S’agissant d’un régime qui se veut de solidarité, l’objectif que l’on doit se donner est celui de la couverture maladie pour toute personne vivant au Gabon. Une fois ce socle de base garanti, il faudra concomitamment penser aux complémentaires. La mise en place d’une protection sociale d’entreprise gérée hors du cadre de la CNAMGS et de la CNSS pour éviter toute confusion, peut être pensée en termes de compléments de rémunération notamment s’agissant du risque vieillesse dont les niveaux de pensions sont particulièrement faibles. A une telle initiative devraient être associés les assureurs, mais également les pouvoirs publics dans la mesure où cela passe aussi par la mise en place d’une fiscalité incitative dans laquelle au final l’Etat est gagnant.

Ces quelques illustrations montrent que le champ des relations sociales mérite d’être pleinement investi par les partenaires sociaux, et en ce sens le patronat a commencé a montré la voie. De nombreuses autres pistes existent encore, et nous aurons l’occasion d’y revenir en fonction des circonstances. Gageons seulement que les syndicats sauront également se montrer à la hauteur de ces enjeux du moment et de demain.

*Augustin Emane, Maître de Conférences HDR à la Faculté de Droit de Nantes, DCS Droit et changement Social, Point Sud Institute de Bamako, Avocat, Consultant du Think Tank « Essor »

 
GR
 

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