Comme la série déjà publiée, cette tribune s’inscrit dans le cadre d’une réflexion collective et spontanée, menée par quelques jeunes Gabonais (enseignants-chercheurs et observateurs de la situation sociopolitique du pays). Dans cette dernière, «la pièce d’identité nationale : une réflexion sur le concept d’identité nationale», Ted Mve Essono, docteur et chercheur en humanités africaines, fait observer qu’ «une identité, ce n’est ni le projet d’un parti politique, ni l’apanage d’une partie de la population. C’est l’affaire de tous et la responsabilité de chacun». Il évoque dans son texte, entres autres, «la reconstruction d’une identité nationale solide et solidaire, parce que composite, parce que multi traditionnelle». 

«Au Gabon, on en est arrivé à une suspension (indéfiniment prolongée) d’établissement, de renouvellement et de livraison des pièces d’identité nationale». © D.R.

 

Ted Mve Essono, Docteur et chercheur en humanités africaines. © D.R.

De façon générale, qu’est-ce qu’être «Gabonais» sans être citoyen, du moins au sens juridique en tant que reconnaissance de la jouissance des droits civiques propres à cette nationalité ?  Notre réflexion sur la transition en cours au Gabon ne saurait se clore sans porter un regard sur la notion d’identité nationale pour la refondation d’un nouveau Gabon. Car, si l’on doit mener un travail sérieux sur un sujet aussi important que l’identité nationale, il faudrait le faire dans une perspective de stratégie efficace et durable. Une identité, ce n’est ni le projet d’un parti politique, ni l’apanage d’une partie de la population. C’est l’affaire de tous et la responsabilité de chacun, notamment des penseurs d’une société qui peine à se définir, à redéfinir les délimitations de ses valeurs, de ses repères traditionnels ayant servi autrefois de sillons à plusieurs générations vers les principes de dignité, de fierté, de respect, d’hospitalité, de travail ; en somme, vers la félicité. 

La pièce d’identité nationale 

Nous avons observé un phénomène relativement généralisé dans les pays francophones gérés par la médiocrité : la mystification de la pièce d’identité. Les régimes en proie à la corruption, au népotisme et au clientélisme en font une denrée rare voire mystérieuse, au point où on ne sait plus quel critérium remplir pour l’avoir. À bien y regarder, ces régimes ont un point commun : ce sont des dictatures, radicales ou douces. Et dans une dictature qui se respecte, on porte une attention particulière à tout ce qui donne une illusion de liberté et de fierté aux individus. Au Gabon, on en est arrivé à une suspension (indéfiniment prolongée) d’établissement, de renouvellement et de livraison des pièces d’identité nationale. Une telle décision mérite d’être passée aux cribles d’une observation froide et lucide.

Suspendre brutalement et sans délai clair la fourniture des cartes d’identité cache plusieurs enjeux, notamment politique et identitaire. Concernant l’enjeu politique, le régime Bongo-PDG a longtemps utilisé ce document administratif comme argument politique, dans le sens où il servait à des fins électoralistes de propagande et de corruption. Sans aller dans les détails, il est connu de tous que plusieurs générations de jeunes gabonais n’avaient plus accès à la carte d’identité depuis les années 2010. Et aucun motif pertinent n’a jamais su justifier une aussi flagrante violation des droits des citoyens. 

Dans le même temps, l’État délivre pourtant les passeports et les titres de séjour aux expatriés en utilisant le même matériel qui permet de produire les cartes d’identité nationale. Ces documents coûtent une fortune à ces derniers durant leur séjour. Si on peut voir dans ce choix la volonté de se remplir les caisses cachées et personnelles, on ne peut manquer de souligner qu’il avait aussi pour but de désacraliser cette identité et bien entendu ce qu’elle représente : la nationalité, l’appartenance à un pays. 

Le problème devient encore plus complexe quand arrivent les échéances électorales où le régime a besoin d’un maximum de voix, de soutiens et de militants pour se maintenir au pouvoir. Il n’hésite pas à recruter parmi les mêmes expatriés jusqu’à leur établir des cartes d’identité nationale. La volonté est clairement celle de s’attaquer à l’attachement, au cordon ombilical qui lie le Gabonais à sa terre. Le document n’est qu’un papier, certes. En revanche, ce simple document atteste d’un fait d’appartenance à un peuple et à une histoire, et aide à construire pour soi et pour la société la fierté, l’amour et l’entretien de cette appartenance. Alors, ne rien faire pour établir ou rétablir ces cartes d’identité est la preuve d’un régime qui fonctionne à contre-courant des valeurs, aux antipodes des aspirations du peuple qu’il prétend diriger. 

Le régime met ainsi le Gabonais dans une impasse embarrassante. La conséquence de cette situation de profanation des valeurs est finalement le doute de soi, le manque de confiance en ses dirigeants, l’irrespect des autorités en général. Et, devant la crise de confiance, on cède à la désobéissance et à la violence contre la société entière, à commencer par les représentations de l’autorité exécutive et administrative, de la loi et de la justice. Même l’autorité traditionnelle prend un coup, puisque la désacralisation se généralise par effet d’entraînement. Les régimes dictatoriaux tropicaux se résument ainsi par ces techniques de désossement, de désarticulation de l’organisation culturelle et sociale. Un désordre manifestement structuré ou machinal, brutal ou insidieux. Il est temps qu’on regarde la gestion du pouvoir, l’administration, l’école, la justice comme les lieux et moyens d’expression de nos principes et organisations socioculturelles. Il n’y a aucune perspective de développement durable et de touche africaine si on continue de séparer nos cultures de nos pratiques quotidiennes modernes. Nos identités, dans cet entre-deux-mondes, sont désormais soumises à une exigence, à une urgence de reconstruction.

L’identité nationale gabonaise à l’épreuve de la reconstruction

La prise du pouvoir par l’armée a le mérite de marquer le début de la chute d’un pouvoir et d’un système saturés, confus entre plusieurs camps de forces et d’intérêts contradictoires. La liesse populaire qui a suivi l’interception du pouvoir par le CTRI est la preuve manifeste d’un soulagement profond, parce que physique et mental. Cependant, les choses ne se font pas par miracle ni par hasard et encore moins par un chapelet de prières ardentes. Il faudrait mettre sur pieds des idées et des actes, de la volonté politique et de la ressource humaine pour que ce processus aboutisse. C’est dans cette perspective que nous nous proposons de partager notre vision de la reconstruction d’une identité nationale solide et solidaire, parce que composite, parce que multi traditionnelle. Comme plusieurs autres pays africains, le Gabon renferme en effet un énorme et impressionnant écosystème traditionnel. Avec ses dizaines de groupes ethnolinguistiques, ce pays repose sur un patrimoine culturel complexe nourri par plusieurs traditions ancestrales. 

À l’ère de la réhabilitation du Gabon, et au moment où ce pays a plus que besoin de ses enfants en général, et de son élite en particulier, on peut trivialement remarquer le peu d’intérêt accordé à la chose culturelle dans le débat national. Ce n’est ni faute de propositions ni manque de connaisseurs du sujet. Cela traduit justement et simplement le détachement qu’on a cultivé pendant tant de décennies entre le Gabonais et lui-même. La séparation a été réussie depuis la colonisation et aggravée durant ces dizaines d’années d’anomie culturelle exacerbée. La rencontre avec soi-même tardera à se faire chez le Gabonais pendant tout le temps qu’on estimera ou qu’on appliquera l’équation manichéenne selon laquelle le village et les traditions, c’est l’«incivilisation», tandis que la ville et les valeurs occidentales nous apportent la civilisation. 

Le décollage structuré de notre conscience collective est lié à notre capacité à donner des coups à nos petites habitudes d’enfants gâtés ou maudits de la vie, qui n’ont d’autres efforts à fournir pour réussir que ceux exigés par l’école, l’administration et tout le dispositif coercitif du capitalisme ambiant. Il est temps de sortir de ce système, de défaire ce régime qui broie notre tube digestif en nous laissant en tarte et compote des cultures mondiales. Si nous devons exister, commençons par exiger à nous-même un minimum de notre part, de notre apport, de notre originalité, de notre subjectivité. On ne peut être au monde par les autres, mais d’abord par soi. Et cette part, cet apport de nous-mêmes est dans nos cultures locales, dans nos pratiques traditionnelles. Notre originalité réside dans ce qu’on voit, entend, touche, mange, boit au quotidien, dans la langue traditionnelle qui nous parle, que nous parlons ; dans ce soleil qui brûle notre peau et cette pluie qui la nettoie. Notre subjectivité est dans ces cris et chants, dans ces fleuves et collines de la forêt équatoriale, dense d’essences et composite de magnétisme et de spiritualité.

Pour ne pas conclure, c’est dans cet entre-soi, c’est aux sources de ce local que, désormais, le pouvoir exécutif, l’éducation nationale, l’hôpital et les structures sociales devraient aller tirer de la sève vitale, les idées politiques, les connaissances ancestrales, les mécanismes de reconstruction de l’identité nationale gabonaise solidaire et inclusive. Car, les nouvelles offres politiques africaines doivent se reconnecter aux peuples. Notre intelligence doit nous aider à adapter, à contextualiser les concepts et les idées politiques venus d’ailleurs tels que la démocratie, le parti politique, le vote, le pouvoir, la justice, etc. Il n’est plus tolérable que dans un pays aussi riche d’hommes et de ressources que le Gabon, il y ait encore de jeunes élèves, d’étudiants ou de stagiaires qui ne connaissent pas l’intérieur des provinces. Qu’attendons-nous au juste pour permettre à notre jeunesse de connaître leur pays, de l’aimer concrètement et de faire, par conséquent, sa promotion et sa fierté dans le monde ? 

L’amour de sa patrie passe par la connaissance de ses atouts. La renaissance et le changement concernent d’abord les nouvelles et futures générations. Nous devons nous appuyer sur notre jeunesse afin de faire émerger une nouvelle espèce de Gabonais : connecté à sa terre, connaissant sa culture et les régions de son pays, parlant de base sa langue traditionnelle et fréquentant le village. Cela doit être inscrit dans la loi fondamentale, étant donné la fragilité et la gravité de la déchirure du tissu culturel actuel. 

Par Ted Mve Essono, Docteur et chercheur en humanités africaines.

 
GR
 

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